Hello 👋
J’ai raconté l’histoire qui vient le 27 mai dernier, lors de l’évènement Innover avec les imaginaires, organisé par la d.school, l’école de design de l’Ecole des Ponts. J’ai eu la chance de partager mon propos dans un lieu que j’aime beaucoup, l’Espace Leonard, la plateforme de prospective et d’innovation de Vinci.
Merci Valentine pour l’opportunité d’explorer un sujet à la croisée de beaucoup d’enjeux tant symboliques que sécuritaires au travail : j’ai nommé le casque de chantier.
⑇ Un peu d’histoire
Je me suis demandée : mais pourquoi le casque de chantier n’est pas aussi sexy que le casque d’astronaute ou le casque de pompier ? Quelle est l’histoire qui l’empêche d’avoir la grâce et le style d’autres couvre-chefs, qui offrent une autorité ou une prestance toute naturelle ou particulière ?
🦕 - 5000 à - 1000 · imiter la puissance animale au combat
Commençons par l’histoire du casque. En regardant les différentes formes développées entre -5000 et -1000 avant notre ère, on peut se demander si nous n’avons pas cherché à imiter les combats d’animaux : utilisés lors des batailles pour impressionner l’ennemi, les casques coniques, faits de cuir, puis de métal, étaient ornés d’une ou deux cornes, en bronze ou en ivoire.
Certains peuples ont cherché à imiter les oiseaux plus que les bêtes à cornes, en ornant leurs casques de crêtes, croupes et autres crinières grandiloquentes.
Pour renforcer ces casques à cette époque en cuir ou en feutre, des cercles de métal ou cornes de sanglier coupées dans le sens de la longueur sont utilisées : elles créent un motif d’écaille, aussi décoratives que protectrices.
Petit à petit, les casques se dotent de protection pour les joues, le nez, et la nuque. Quand on superpose crinières, crêtes, cornes et ornementations de renforcement du casque, cela commence à donner des formes à la fois étonnantes et imposantes.
Des anneaux de renforcement viennent progressivement investir les techniques de fabrication, proposant une autre forme de casque plus cylindrique que conique. L’ornementation prend alors des airs de chevelures, voire d’implantations plus originales comme cet exemple tout à fait poétique de branchages venant surélever le casque et ainsi la protection qu’il offre.
🥉 début de notre ère · le bronze, opportunité technique
L’ère du bronze viendra dans un premier temps radicalement simplifier les formes et les possibilités. Mais la quête d’ornementation rattrapera rapidement les artisans. Crête en bronze, ajout de reliefs viennent trouver leur place sur ces casques plus solides. On retrouve ensuite, forts de l’ensemble de ces développements techniques, des casques aux allures de plus en plus étonnantes et imposantes. Chacun semblait rechercher, au-delà d’une protection de guerre, la plus belle parure faisant honneur au chef guerrier que l’on était.
👑 15e-18e siècles · grandiloquence et puissance
La suite de l’histoire met à l’honneur les guerriers de toutes sortes, dont les casques de samouraïs japonais, absolument kafkaesques, qui habitent aujourd’hui nos musées.
Au-delà de la puissance que devait conférer le port d’un casque surplombé d’une pieuvre aux tentacules expressives (il faut imaginer une pieuvre dans alliage de métaux précieux, scintillant d’or. Le casque sur lequel la pieuvre est posé, d’ossature en métal, est recouvert de cuir). Les samouraïs se vêtissaient d’une armure et d’un casque dessinés sur-mesure, à la hauteur de leur statut, et à l’image de leur personnalité. Ils transportaient ainsi avec eux un ouvrage d’art à la fois symbole d’intimidation et de pouvoir, mais également témoin d’une culture, et de spiritualité (ici la pieuvre est le symbole de la régénération).
Il faut croire que cet attribut décoratif avait une portée tout à fait fonctionnelle : il permettait aux samouraïs de se repérer les uns les autres dans l’amas de combattants. Mais je crois que l’aspect que je préfère, c’est que cette coiffe grandiloquente se retire, permettant ainsi à celui qui la portait de se cacher tout à coup…
📖 19e siècle · la légende de l’écrivain
Si les casques de chantier ont été inspirés par les casques des champs de bataille — on y revient dans un instant — il serait possible que la nécessité de porter une casque sur un chantier soit née de la main de Franz Kafka. Avant d’être l’écrivain aux univers absurdes et inquiétants qu’on lui connaît, il a longuement travaillé pour la compagnie de protection contre les risques professionnels de Prague. Il aurait alors imaginé le premier casque de chantier, mais difficile d’en trouver trace dans ses Office Writings, ouvrage publié en 2008 qui rassemble ses écrits et analyses sur le travail d’alors.
Une autre légende dit que les premiers casques de chantier viendraient du monde naval. Structures métalliques enduites de goudron, elles permettaient à ceux qui chargeaient les bateaux d’éviter de se prendre sur la tête les chutes d’objets provenant des mouettes et goélands une fois que ces oiseaux réalisaient que ce qu’ils avaient volé n’était en rien de la nourriture…
👷♀️ 20e siècle · de la guerre au chantier
Mais ce sont bel et bien les casques du champ de bataille qui ont inspiré les premiers casques de chantier produits en série. Inspiré des casques de la première guerre mondiale, Ew Bullard, dont l’entreprise fabriquait déjà des casques pour les mineurs en cuir, avec attache pour la lampe. Il inventa un casque avec un système de suspensions intérieures, éloignant ainsi la tête de tout impact direct sur le casque. Ils remplaceront petit à petit casquettes et bérets. Il fut le premier équipement de protection individuel (EPI) commercialisé à grande échelle.
Et pour que cet objet devienne viral, il lui fallait un chantier de taille. Ew Bullard désigna le chantier de construction du Golden Gate, à San Francisco. Une protection des travailleurs était nécessaire, du fait des nombreux rivets se détachaient du pont en construction. Il s’agit du premier chantier qui rendit obligatoire le port du casque.
Avec l’avènement de matériaux plus légers, comme le plastique, le casque de chantier pris petit à petit la forme qu’on lui connaît aujourd’hui : thermoformé, léger, résistant aux chocs, avec une lanière réglable, des trous d’aération sur le dessus. C’est la création d’un cadre réglementaire strict (1970 aux Etats-Unis, 1990 en France seulement), que le casque de chantier fut largement adopté. En effet, jusque là, et quelque part encore aujourd’hui, “it could make them look like weak and fearful”, i.e. “cela leur donnait un air fragile et craintif”, ce qui n’encourageait pas ces professionnels habitués aux conditions difficiles à les porter.
👷♀️ 21e siècle · le casque augmenté
Et je ne crois pas que la technologie soit venue régler ce problème : lampe intégrée, casque anti-bruits, couleurs pour distinguer les rôles sur le chantier (blanc pour les managers, rouge pour les foreurs, orange pour les visiteurs…), puce intégrée pour analyser sa vétusté, guidage à distance, notification de toxicité, systèmes de management à distance… Mais où est passée la folle créativité des casques d’hier ?
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction,
de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
Je rêve d’un casque de chantier dont on soit fier, si fier qu’on en rêve petite fille ou petit garçon, qu’on pose avec sur les photos officielles à la manière de Thomas Pesquet et de son casque de cosmonaute. Je rêve d’un casque que l’on arbore fièrement, parce que lorsqu’on construit, on sauve des vies comme lorsqu’un pompier brave les flammes. Seulement, on œuvre en prévention, on s’assure que ce qui nous tombe sur la tête, nous, ouvriers du chantier, ne tombe sur la tête de personne d’autre, et ce pendant des décennies, voire des siècles à venir. De la même façon que les pompiers ont souhaité conserver le brillant de leur casque, pour des avantages tant fonctionnels que symboliques et stylistiques, j’ai imaginé le cahier des charges du casque de chantier de demain, et le récit suivant.
Nous avons travaillé ces derniers mois main dans la main avec divers ouvriers du chantier, de chez Vinci et d’ailleurs : foreurs, terrassiers, plombiers, charpentiers, managers et autres maîtres d’œuvre. Nous sommes allés travailler avec eux, nous avons porté le même équipement, testé les différentes formes de casques qui existent sur le marché, retracé leur histoire, étudié les matériaux les plus solides et les plus légers. Nous avons dessiné ensemble le casque de chantier rêvé, et l’ensemble des représentants de la branche attend que ce projet, cette vision, nourrisse le cahier des charges pour la prochaine commande d’équipements de protection individuels.
Besoin n°1 : Effet deuxième peau
Le confort d’un bonnet car porté plusieurs heures de suite par toutes les météos, combiné à la légèreté et à la fraîcheur ou l’effet de ne rien porter sur la tête, étant donné les efforts physiques fournis, et à la résistance à tous les chocs, surtout ceux qui peuvent être évités. Il est donc dessiné au plus prêt du crâne, pour éviter la surépaisseur qui entraîne plus de chocs que nécessaire.
Besoin n°2 : La mémoire
Le casque, transmis d’un ouvrier à l’autre, devrait transporter la mémoire et le savoir-faire, favorisant ainsi la montée en compétences de tous les nouveaux, mais aussi des plus anciens. Un simple échange de casque permettrait la combinaison, l’acquisition et la mise à jour des compétences, pour un collectif toujours plus doué et astucieux.
Besoin n°3 : La personnalité
Chaque casque doit pouvoir être thermoformé à l’envie, afin que chacun lui donne la forme qui corresponde à sa personnalité, ses valeurs, ses envies, ses savoir-faire, le type de chantier qu’il ou elle est en train de réaliser. Il pourrait collectionner les badges et les stickers de l’ensemble des chantiers réalisés au cours de sa carrière. Et ces casques deviendraient de véritables trophées qu’on brandirait en fin de carrière : Empire State Building, Reconstruction des flèches de Notre-Dame, Sagrada Familia… Quel parcours elle a eu celle-là !
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil de mes recherches et de mes lectures.
Pour tenter de retrouver la trace du premier casque de chantier, je vous invite à lire les Office Writings, de Franz Kafka
Pour voir ce qui se fait de super connecté dans l’univers des casques de chantiers, Leonard:Paris (Vinci) a concocté une petite sélection.
J’ai terminé l’excellent livre de Camille Leboulanger, Eutopia, qui dépeint une société où le salaire universel et l’abolition de la propriété individuelle ont été mis en place. Le récit montre les bénéfices et les limites d’un tel modèle, et tout ça dans un roman qu’on a plus envie de refermer !
Pour un voyage dans un autre imaginaire, celui du vivant, je vous invite à regarder le TED d’Eliott Graeff. Il fait du bien.
Et ici, tous les objets du travail que les personnes présentes à la conférence aimeraient voir disparaître ou transformés. L’ordinateur, la chaise de bureau, la pointeuse horaire, ou encore la rallonge électrique, et plus étonnamment le stylo sont ressortis. Merci aux participants !
Un article super sympa et instructif, comme tous les autres! Merci Marion pour cette chouette lecture (et vos jolis dessins) que j'attendais avec impatience.