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L’activité partielle, le télétravail, les négociations pour une semaine de 29 heures, la popularité renouvelée de semaines plus courtes — de 4 jours, ou de 5 heures par jour : on parle tellement du temps au travail en ce moment, que je me suis dit que revenir sur l’histoire de la pointeuse, cet objet emblématique chargé de mesurer le temps passé au travail, pourrait permettre quelques mises en perspective.
Mais finalement, compter ses heures travaillées, d’où ça vient, et à quoi ça sert ?
🦕 Un peu d’histoire
Le sujet est vaste, et m’a emmené, vous le verrez, sur diverses profondeurs temporelles. J’aurais voulu en dire plus, ou approfondir certaines choses, mais… le temps m’a manqué !
Il y a 4 millions d’années
Sociétés premières
Pour les australopithèques et leurs confrères, la différence entre travail et non-travail était un concept bien abstrait. Toutes les activités était finalement très proches des activités que l’on qualifierait aujourd’hui de domestiques : il fallait simplement tout faire par soi-même pour que la tribu survive — chasse, pêche, cuisine, cueillette, taille d’outils — car personne d’autre n’allait le faire à ta place.
1500 av. J-C
Le salaire solaire
Nous vivions donc au rythme de la nature, sans autre mesure du temps que celui du soleil qui se lève et qui se couche. Les premiers cadrans solaires sont apparus en 1500 av. J-C, pour des raisons religieuses et astronomiques, mais pas tellement pour mesurer le temps de travail. En effet, je ne suis pas sûre qu’il y eu une quelconque préoccupation des horaires de travail des esclaves ayant construit les Pyramides… Et quand il y avait salaire, ce dernier était calculé à la journée — du lever au coucher du soleil donc.
Antiquité
Le temps des intervalles
Afin de rythmer les nombreux débats qui animaient la vie politique antique, et pour déterminer le temps de parole des orateurs grecs et romains sont inventés toutes sortes d’objets à calculer des intervalles de temps : les « horloges à eau » — concrètement, deux pots en terre qui s’écoulent l’un dans l’autre, gradués à l’intérieur ; ou encore les horloges-bougies, graduées sur le côté pour mesurer le temps à la lueur de sa fonte. Sont inventés dans la même période les sabliers, qui aideront les marins à calculer les distances parcourues pour se repérer en mer.
VIe-XIe siècle
Au rythme des cloches, ces premières pointeuses
C’est à partir du Moyen-Âge que la journée commence à être découpée plus spécifiquement : le temps était mesuré du lever au coucher du soleil, et cet espace temps était divisé en douze heures, ces dernières étant du coup de durée variable en fonction des saisons. Le temps calculé suivait ainsi le rythme de la nature. Ces “heures” étaient sonnées par les cloches, et rythmaient notamment la journée religieuse — en effet, jours, nuits et saisons apparaissaient encore comme des phénomènes divins.
Ces journées étaient consacrées aux travaux agricoles notamment — et les rythmes de la nature suffisaient à rythmer l’année de récoltes. Jusqu’à la fin du XIXe s., les cloches sont utilisées pour ponctuer ces journées de labeur : à l’aurore, à midi et lors du couvre-feu, que les gens appelaient le « bonsoir ». Ce principe, perpétué par des horloges mécaniques dès le XIVe s., permet à tout le monde « d’entendre le temps ». D’ailleurs, les réveils ont été inventés pour les sonneurs de cloches…
XIIIe-XIXe siècle
Figer le temps
Petit à petit, le besoin d’un référentiel plus précis du temps se fit sentir, du fait de centres urbains grossissant, nécessitant une coordination plus forte entre un plus grand nombre de personnes à la fois. Si les marins, parce qu’ils avaient besoin d’un calcul précis des temps pour calculer les distances parcourues pour découvrir la planète, et l’essor des activités commerciales avaient initié ce mouvement, c’est le développement des lignes de chemin de fer qui a définitivement figé le temps : à cette époque (1830-1850), les horloges étaient réglées sur les cadrans solaires, qui différaient donc d’une ville à l’autre. Cela a commencé à poser problème à partir du moment où les horaires des trains devaient se synchroniser pour qu’ils ne se croisent pas sur des lignes de chemin de fer uniques.
La fixation du temps fut l’objet de mutations culturelles lentes, qui se sont étendues du XIVème au XIXème siècle, pour enfin aboutir en 1911 (!) à un système généralisé de 24 heures invariables pour composer une journée, et l’on voit bien que cette volonté de figer le temps était plus fonctionnelle, pour « fonctionner ensemble », que naturelle.
« À bien des hommes il a du paraître impensable de dire que le soleil s’était levé, tantôt à 4 heures, tantôt à 4 h. 30, puis à 5 heures, etc… Il s’agit d’un pas décisif vers la voie de l’abstraction. »
C’est d’ailleurs de là que naît l’expression « chercher midi à 14 heures », de ce système qui pouvait avoir pour effet de placer le milieu du jour plus loin encore.
1888-1920
Salariat et temps de travail
La mesure du temps est née de la volonté des hommes de comprendre et de mesurer les phénomènes naturels, qui étaient jusqu’ici interprétés comme des phénomènes divins. Elle est petit à petit venue réguler nos interactions sociales, jusqu’à s’inscrire dans le moindre détail du travail. En effet, une fois que la mesure du temps fût figée, la culture protestante nous appela à tirer profit de ce temps au maximum.
En gros (et désolée pour le raccourci), dans la culture protestante est perpétuée l’idée que pour accéder au Paradis, il faut travailler dur. La réalisation de soi passe donc par le travail et la productivité. Et c’est cette culture qui soutiendra le développement économique de sociétés telles que la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou encore les Etats-Unis. C’est d’ailleurs à New-York, en 1888, que sera créée la première pointeuse.
Cette innovation, qui sera en fait le premier produit du futur IBM, naît de la conjonction de plusieurs choses :
les entreprises ne sont plus des business familiaux, mais deviennent des sociétés de plusieurs centaines de personnes pour répondre à une production de masse — comme construire des rails de chemins de fer ; il faut donc pour payer chacun le bon salaire, calculer le temps de travail, afin d’optimiser les coûts de production
toujours afin d’optimiser les coûts de production, sont imposées une cadence plus importante, la mécanisation et la division des tâches, et un chronométrage minutieux de ces dernières afin qu’elles puissent être encore optimisées
parce que les conditions de travail évoluent, les syndicats de travailleurs se mobilisent pour limiter le temps de travail, et appellent à mieux répartir temps de travail et temps de loisir.
Tout devient, en quelques décennies, calculé à la minute près — merci Taylor. La pointeuse invite chaque employé à signaler son arrivée au travail, au moyen d’une carte qu’il insère dans une horloge géante. La carte est poinçonnée à l’heure d’arrivée, et à l’heure de sortie. Si la personne est en retard, ou part plus tôt, l’heure est annotée en rouge.
Cet objet cimente un rythme collectif de travail, commun et identique pour tous. En vingt ans, toutes les industries en sont dotées, et le temps productif est ainsi savamment enregistré. La ponctualité devient une valeur clé du travail, et les temps « non-productifs », comme boire un coup avec ses collègues alors que ces moments faisaient entièrement partie de la journée de travail, durent être déplacés après le travail, parce qu’ils ne pouvaient être pris en compte comme « temps travaillé ».
1960
Vers une flexibilité des horaires ?
Ces obligations collectives à la ponctualité montrèrent leurs limites, et la pointeuse se fit prendre à son propre jeu.
« Les interminables embouteillages du matin et du soir rendent donc [les] déplacements quotidiens de plus en plus longs et pénibles. Il s’ensuit des retards croissants, le contrôle des présences se transforme en cauchemar, le mécontentement et les frustrations s’accumulent. »
Sont alors menées des expérimentations autour d’une gestion individualisée du temps de travail. Concrètement, un haut degré de liberté était octroyé à chacun pour aménager ses horaires de travail. La machine Hengstler notamment, permettait de voir qui était présent ou non sur le lieu de travail, au travers d’un voyant lumineux associé à chaque employé. Dès sa carte insérée, le voyant lumineux s’allume, et le décompte du temps de travail démarre. Mais cette flexibilisation des horaires, incarnée dans cet objet, a été vivement critiquée, en étant perçue comme un moyen de contrôle supplémentaire sur les salariés.
Il apparaîtrait que nous ayons complètement oublié les effets sur le bien-être de ces derniers et sur la santé économique des entreprises, qui avaient été soulignés par l’Organisation internationale du travail en 1977 :
« … une plus grande latitude pour les autres activités (vie familiale, loisirs, éducation et formation), la suppression de la hantise des arrivées tardives, l’influence bénéfique exercée sur les transports et la circulation, la possibilité d’adapter les heures de travail aux horaires des transports publics, la réduction du temps et la fatigue des trajets, les effets positifs sur la productivité, sur l’absentéisme et sur la rotation de la main-d’œuvre, la possibilité donnée aux employeurs de faire fonctionner les entreprises plus longtemps chaque jour, la moindre pression exercée sur certains services, les plus grandes possibilités données aux femmes mariées pour concilier des obligations professionnelles et domestiques… »
Si bien que nous avons plutôt poursuivi la quête à la productivité, en inventant tout un tas d’objets permettant de s’organiser, afin de maximiser chaque heure et chaque minute : le calendrier, l’agenda (papier, puis électronique), la montre, le chronomètre, le fichier Excel, Google Calendar, les algorithmes — autant d’outils qui ne demandent qu’à être remplis, sur lesquels on voit le temps avancer et qui ne laissent pas place au vide ni à l’ennui.
Aujourd’hui
Écologie temporelle
A l’issue de l’expérimentation ci-dessus, certains ont parlé d’un modèle permettant une forme d’écologie temporelle, qui participerait d’un nouveau rapport au travail : les horaires individualisés ouvrent le champ pour chacun de l’écoute de soi et de ses besoins propres, de son propre rythme. Condition physique, dispositions psychologique, humeur, goûts changeants ou non, obligations familiales, autres contraintes — autant de dimensions qui seraient enfin écoutées dans la sphère professionnelle, mais qui impliqueraient d’accepter une organisation moins scientifique et calculée du temps de travail, qui prendraient en compte les besoins complexes et changeants des humains que nous sommes.
Mais à l’aune des débats sur le télétravail et d’un confinement où tout a été mélangé en un seul lieu, nous voyons bien que nous n’y sommes pas encore, que nous soyons travailleurs salariés, indépendants, ou chefs d’entreprise.
🎈 Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction,
de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
Et le temps s’arrêta de nouveau. La montre accrochée à mon poignet cessa d’avancer, et son cadran pâli jusqu’à prendre une couleur de neige.
J’avais divagué dans mes pensées, encore, mon regard hagard se perdant au loin. Cela faisait plusieurs jours que je remettais au lendemain la préparation pourtant nécessaire et passionnante de mon cours. Le temps me confrontait à un énième arrêt sur image. Et me remobilisa tout à fait.
En effet, j’utilisais depuis quelques semaines le programme Temps, pour que le temps s’arrête lorsque je procrastine sur une des choses que j’ai moi-même défini comme « (m’)apportant le plus de valeur à long-terme ». Plutôt que de courir après le temps, je devais finalement — et même enfin (!) — me consacrer pleinement à chacun des instants.
Alors voilà, si je voulais arriver à l’heure à mon dîner ce soir, j’avais intérêt à ne plus trop laisser mon esprit divaguer ! Je n’aurais accès à l’heure qu’il est que lorsque j’aurais la sensation intérieure d’avoir significativement avancé.
J’avais ainsi, en quelques semaines, reconnecté à mon propre rythme. Les temps vraiment concentrés, pour faire avancer les projets qui me tiennent à cœur. Et les temps pour profiter, où je pouvais laisser défiler le temps sans y penser, car j’avais enfin compris qu’il existait un temps pour tout, voire même que le temps n’existait pas vraiment.
🤓 Pour aller plus loin
Une petite sélection des lectures glanées au fil de mes recherches.
Time is Money When You’re Paid by the Hour, un article qui revient sur deux modèles de rémunération aux Etats-Unis, et les effets pervers de ces derniers sur la perception de la valeur du temps
Ils travaillent 5h par jour : décryptage d’un fantasme devenu réalité, pour comprendre les obligations qui se cachent derrière un tel rythme de travail
Le temps créé par les humains n’est pas le temps de toutes les choses qui existent dans l’univers, pour se reposer la question de notre perception linéaire du temps
How America has learned to live by the clock, un historique qui fait le lien entre évolutions sociales et outils de mesure du temps
La fin de l’éternité, un roman de Isaac Asimov qui imagine une société du temps éternel
Après huit mois de grève et deux de confinement, les travailleuses en lutte de l’hôtel Ibis ne lâchent rien, à lire absolument
Alors, nos usages et notre culture ne sont-ils pas largement influencés par nos objets ?
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Les objets explorés seront de tout ordre — digitaux, outils, mobilier, objets insolites, disparus ou de demain… Ne manquez pas le prochain !
Moi c’est Marion Desclaux, et je m’intéresse au lien entre design et travail depuis 2015. Designer de services chez User Studio, je développe ma pensée au travers de projets, d’articles, de conférences et de tout autre format ! Ces billets s’inscrivent dans une réflexion plus personnelle, mais j’ai la chance de développer ces questions au quotidien, en contribuant à améliorer les expériences professionnelles des facteurs, conducteurs de train, soignants, commerciaux, transporteurs… — par le prisme de leurs environnements et de leurs outils.
Pour en avoir conçus quelques-uns, je suis convaincue que nos outils, nos objets, nos lieux, nos apps, transforment nos usages. Si c’est vrai dans notre vie quotidienne, ça l’est peut-être encore plus dans nos vies professionnelles, où nous n’avons pas toujours le choix des objets qui façonnent nos journées, et où ces objets sont très souvent à l’image de la culture de l’entreprise ou de la profession dont on fait partie.