Hello 👋
J’espère que vous allez bien dans cette période où l’on finit (presque) par s’habituer à tout vivre à travers nos écrans — de nos réunions professionnelles à nos réunions familiales en passant par nos cours de sport. Personnellement je frise l’overdose du temps d’écran…
En ces temps où nous sommes plus assis que jamais (là encore, pour 40% d’entre nous, chanceux télétravailleurs), et d’ailleurs pas toujours de façon très ergonomique (avouons-le, une chaise de bureau dans son salon, c’est pas hyper sexy), j’avais envie de me plonger dans l’histoire de la chaise de bureau, voire même de la question plus large de l’assise professionnelle.
Et Witold Rybczynski, dans son livre Now I Sit Me Down, qui revient sur 5000 ans d’histoire de la chaise, le dit bien, la chaise est culturelle — la façon dont on s’assoit dit ce qu’on est.
The way we choose to sit, and what we choose to sit on, says a lot about us: our values, our tastes, the things we hold dear.
C’est la raison pour laquelle je vais essentiellement me concentrer sur l’histoire française de la chaise de bureau, déjà tout à fait vaste.
⑇ Un peu d’histoire
J’avoue me lancer un grand défi cette fois-ci, car la chaise, dans le design, c’est un incontournable. C’est en effet l’un des objets qui a pris le plus de formes différentes pour une même fonction. En école de design, c’est un peu le passage obligé : pour exprimer son style et sa vision du design, tout le monde dessine, et même fabrique sa propre chaise. Je n’ai pas eu cette chance-là, mais du coup, je me suis rattrapée, en allant parcourir son histoire, avec toujours l’angle du travail en tête, bien sûr.
- 2800, la chaise musicale
La première chaise de l’histoire aurait été conçue pour un harpiste, dont l’instrument de petite taille doit reposer sur le genou pour pouvoir être joué. Dos droit, quatre pieds, légèrement ornée, ou encore aux pieds et au dos courbés, s’asseoir sur une telle chaise était à l’époque véritablement réservé à l’élite, comme à… Toutânkhamon.
Cette élite (pharaons, vizirs), ainsi que les différentes institutions, s’entouraient déjà d’une armée de secrétaires : les scribes. Leur statut était prestigieux car les tâches réalisées étaient considérées comme hautement intellectuelles, voire même spirituelles. Ces scribes travaillaient en fait accroupis, ou en tailleur. Sans rentrer dans l’histoire de l’écriture qui fit naître la tablette et son rouleau de papyrus, c’est bien cette installation qui imposera une telle posture au scripteur. Son pagne est en quelque sorte le premier bureau , tant vêtement que pupitre portatif.
Cette époque annonce quelque part les deux cultures de l’assise qui subsistent encore : ceux qui s’assiéront sur une chaise/un fauteuil/un canapé — les sociétés occidentales, et ceux qui s’installeront au sol et aménageront avec bien d’autres objets leurs espaces — comme au Japon, ou en Inde.
XIIe s., Moyen-Âge, et le règne des classes assises
La société féodale était largement orchestrée par l’Eglise. La mission du scribe n’a alors fait que se renforcer : il fallait fournir en livres indispensables à la vie religieuse, puis bientôt aux universités, la bibliothèque de chaque monastère…jusqu’à ce que celle-ci soit pleine. Dorénavant appelés copistes, et entourés d’illustrateurs, d’enlumineurs, de calligraphes, ils sont installés dans de véritables maisons d’édition — tant imprimeries humaines que librairies. Ce sont les premiers métiers où l’on reste “longtemps devant sa copie”.
Mais s’asseoir était encore considéré comme un privilège et même associé au pouvoir : les trônes royaux étaient d’ailleurs conçus pour stimuler la bonne stature — en bois et en bronze, leur grande raideur obligeait la personne ainsi installée à respecter la “bonne posture” (bras près du corps, jambes serrées, pieds à plat au sol, tête droite), celle qui confèrerait l’autorité. C’est marrant, ça me fait penser à l’exposition Marche et Démarche que j’avais vue au Musée des Arts Déco…
S’asseoir c’est avant tout se contenir et réussir à éviter de montrer l’agitation inquiète et la confusion de leurs membres, l’intempérance de son âme.
— Hugues de Saint-Victor (1096-1141)
Et c’est probablement cette attitude qui confère le calme nécessaire au règne.
Mais alors, quand est-ce que sont nées ces fameuses “chaises de bureau” ?
XV-XVIe s., la chaise de bureau naît…avec le bureau lui-même
Il y eu sûrement un moment où les copistes en ont eu marre de gérer de multiples pupitres — un pour écrire, dont l’inclinaison pouvait être ajustée, et un qui soutenait l’ouvrage (lourd !) à copier. Ce pupitre pouvait être placé au sol, soutenu par un pied orné, ou sur ses genoux — je vous laisse imaginer les problèmes de scoliose…
L’augmentation des besoins imposa une organisation nouvelle. Le banc à dossier, le coussin, le pupitre fixe avec son encrier, des étagères pour avoir des documents à portée de main firent leur apparition. Cette miniature concentre toute la modernité de l’époque : hauteur réglable, pages à disposition — le travail peut être effectué dans des conditions d’efficacité et de confort optimales.
XVIIe s., de la chaise au fauteuil
Jusqu’ici, s’asseoir n’est donc jamais synonyme de confort, mais plutôt d’être à sa place. Au Xe s., ce terme signifie placer, fixer ou encore établir, instituer, et l’expression “asseoir quelqu’un” signifiait “remettre quelqu’un à sa place”. Et ce qui est qui malséant, est ce qui ne convient pas.
C’est la seconde partie du mot, “seoir” qui donnera sédation, ou sédentaire, puis séance, qui signifiera “longue station assise pendant une réunion”, et qui correspondra ensuite “à la durée déterminée consacrée au travail”, puis aujourd’hui à la séance de cinéma — au cours de laquelle le confort est plutôt…optimal.
L’histoire du fauteuil, elle, est associée au voyage. Mais aussi (et encore) au pouvoir. Il s’agissait à l’origine de l’assise pliante transportée lors des déplacements des personnes de haut-rang. Le mot fauteuil apparaît tel quel en 1671, et servira à désigner l’assise d’un noble invité, pour le rattacher au trône, et lui conférer un statut détaché de celui de la chaise. C’est à partir de là que le fauteuil devient de plus en plus confortable, afin d’accueillir et de soutenir dos, derrière et bras, lors de longues conversations ou séances de travail.
XIXe s., la plume qui nous condamna à rester assis
L’arrivée de la plume en acier transforma l’atmosphère du bureau. Autrefois l’on devait se lever pour tailler son crayon ou sa plume d’oie, et ces mouvements physiques rythmaient allègrement la journée. On dit même que ce nouvel outil ”expose l’employé de bureau à devenir malade imaginaire, de part les silences et la position assise, trop longtemps gardée.”
Ainsi le fauteuil noble et la chaise de bureau se rejoignent. Le “rond-de-cuir”, coussin en forme de couronne, fit son apparition chez des bureaucrates qui souhaitaient rendre leur station assise plus confortable. Ce terme finit en fait par désigner ces bureaucrates, parfois décrits comme “vieux, chauve, au teint plus jaune qu’un vieux dossier, le dos circonflexe (…)”, forme d’anti-noblesse paresseuse, enfoncée dans son fauteuil capitonné. Bref, les débuts d’une administration moquée.
Cette station assise posera des questions existentielles aux employés de bureau : comment éviter que ne s’abiment le genou du pantalon en flanelle ? comment montrer que je suis là sans être assis dans mon fauteuil ?
XXe s., la rationalisation du travail et l’arrivée de la chaise mobile
Tous ces aménagements, s’ils servent le confort, ne visent au final qu’un but : l’efficacité. Le XXe s. dictera l’aménagement des bureaux selon le triptyque “temps-espace-efficacité”. C’est Pillon qui s’intéressera notamment au fauteuil, en le faisant entrer dans l’ère de la fluidité : la chaise à roulettes, à hauteur et inclinaison modulable, est née, permettant ainsi de maximiser la zone de travail disponible, et d’effectuer différentes tâches, sans perdre de temps (i.e. se lever).
Puis très vite l’État s’inquiétera de nos postures au travail, jusqu’à poser les standards de la chaise de bureau : dossiers amovibles, hauteur et accoudoirs ajustables offrirent de nouvelles contraintes aux designers qui depuis s’en donnent à cœur joie.
Des années 20 à aujourd’hui
Ce dernier siècle a vu naître une myriade de fauteuils de bureau, et autres assises professionnelles, dont les formes n’ont cessé de se multiplier pour s’adapter à la posture de chaque métier. Ces assises méritent une étude en tant que telle, que je me permets donc de réserver pour une prochaine fois !
S’asseoir est définitivement associé à une forme de statut social. Et pour cela, il faut savoir s’asseoir… Est-ce peut-être la raison pour laquelle on nous apprend si tôt (dès 6 ans), à rester assis de nombreuses heures, et à évidemment bien se tenir, afin d’espérer atteindre ce fameux statut social ?
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction,
de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
Cela fait bien une décennie que le fauteuil de bureau a perdu de sa stature. Invisible aujourd’hui, parce qu’objet intime dédié avant tout au confort de l’assise et s’intégrant parfaitement à notre intérieur, il est souvent troqué au profit de longues marches en pleine nature, car tout le monde s’est bien rendu compte que s’il y a bien une richesse dans le monde dont il faut profiter tant qu’on est là, c’est celle-ci. La visiophonie a laissé place aux appels vocaux, technologie estimée comme suffisante pour la planète par le Ministère de l’écologie au travail.
Pour certaines réunions, un laisser-passer a quand même été instauré. Dans ces cas-là, plus question de montrer son intérieur, facteur d’inégalité ou d’ostentation souvent inutile. Chaque professionnel est équipé d’une capuche d’ordinateur, dont la couleur peut être choisie, et qui permet de faire disparaître l’espace “travail” en un geste dans la maison, ou de s’isoler quelques instants lorsque l’on est en déplacement au siège.
Et pour d’autres, rien de mieux que de se retrouver. Des espaces de réunions aux assises de formes variées sont mis à disposition, afin de répondre aux besoins de toutes les morphologies et envies du moment, mais aussi fonction du sujet de la réunion.
Mais la plupart du temps, tout passe par la voix, lors de ces fameux coups de fil en forêt.
Alors, expression vocale, éloquence, chant, théâtre, stand-up, sont autant de matières qui ont intégré le programme scolaire, et ce dès le plus jeune âge. La station debout, ou même en mouvement, est devenue monnaie courante en salle de classe. Le mouvement favorise les connexions neuronales et stimule la mémoire. Et puis, ça coûte moins cher en matériel pédagogique et en mobilier, ce qui a convaincu le Ministère de l’écologie éducative.
Empathie émotionnelle à distance, travail de la mémoire, récits des modes et des cultures orales sont aujourd’hui les sujets phares de toutes les conversations. La culture de l’oral a repris toute sa place — car il n’y a plus de ressources papier ni fossile disponibles — et ce sont ceux qui savent absorber, conserver et transmettre, par leur seule capacité humaine, la mémoire de leur environnement qui sont les plus sages, et donc les plus écoutés.
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil de mes recherches et de mes lectures.
Revenir sur la naissance et l’histoire de l’écriture, tant liée à l’histoire des techniques, qu’à l’histoire culturelle.
Ethnologie du bureau, ouvrage de Pascal Dibie, dont la documentation exhaustive nourrira probablement d’autres newsletters !
A Taxonomie of Office Chairs, un ouvrage du designer Jonathan Olivare sur les chaises de bureau des années 50 à nos jours (moi je veux bien ce livre pour Noël 🎄).
Et pour l’histoire complète de la chaise, l’ouvrage Now I Sit Me Down de Witold Rybczynski a l’air plutôt complet. J’espère qu’il y a des images !
Pour un futur de l’oral différent, n’hésitez pas à aller lire la toujours inspirante Noémie Aubron.
Et vous, sur quelle chaise êtes-vous assis ? N’hésitez pas à compléter cette étude de vos plus belle images.
Alors, nos usages et notre culture ne sont-ils pas largement influencés par nos objets ?
J’espère que ce billet vous a plu, n’hésitez pas à vous abonner, à le partager autour de vous, et à commenter ! Les objets explorés seront de tout ordre — digitaux, outils, mobilier, objets insolites, disparus ou de demain… Ne manquez pas le prochain, c’est tous les 15 du mois.
Moi c’est Marion Desclaux, et je m’intéresse au lien entre design et travail depuis 2015. Designer de services chez User Studio, je développe ma pensée au travers de projets, d’articles, de conférences et de tout autre format ! Ces billets s’inscrivent dans une réflexion plus personnelle, mais j’ai la chance de développer ces questions au quotidien, en contribuant à améliorer les expériences professionnelles des facteurs, conducteurs de train, soignants, commerciaux, transporteurs… — par le prisme de leurs environnements et de leurs outils.
Pour en avoir conçus quelques-uns, je suis convaincue que nos outils, nos objets, nos lieux, nos apps, transforment nos usages. Si c’est vrai dans notre vie quotidienne, ça l’est peut-être encore plus dans nos vies professionnelles, où nous n’avons pas toujours le choix des objets qui façonnent nos journées, et où ces objets sont très souvent à l’image de la culture de l’entreprise ou de la profession dont on fait partie.
I'm the first to like this newsletter!!! ;)
Le risque de cet article, c'est les quelques centaines de Père Noël potentiels !!;)
ET bien c'est très intéressant tout cela, on dirait presque que le fauteuil est à peine plus âgé que le vélo!! Et à l'ère de la guerre du feu, la maîtresse de maison était bien assise sur une pierre pour assumer son travail devant la marmite: c'est peut-être celui-là le premier fauteuil de bureau si on veut valoriser le travail des femmes à la maison?
Bon, et le siège d'une société, il va ressembler à quoi maintenant? Ou bien même il ressemble à quoi maintenant qu'une société peut être presque virtuelle?