Hello 👋
J’ai un souvenir très précis de la veille de mon bac de français. Je faisais du baby-sitting, il faisait chaud, dans mon village, les jours longs de l’été étaient bien là. Je n’avais pas très envie de travailler, je relisais mes fiches dans une torpeur propre à la saison.
Et j’ai lu ce poème — et moi qui n’était (et ne suis toujours) pas fan de poésie — je me trouvais absorbée. Un poème (en prose !) sur un objet des plus ordinaires, j’ai trouvé ça d’une vraie beauté. Le voici :
“À mi-chemin de la cage au cachot, la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport de ces fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie.
Agencé de façon qu'au terme de son usage il puisse être brisé sans effort, il ne sert pas deux fois. Ainsi dure-t-il moins encore que les denrées fondantes ou nuageuses qu'il enferme.
À tous les coins de rues qui aboutissent aux halles, il luit encore de l'éclat sans vanité du bois blanc. Tout neuf encore, et légèrement ahuri d'être dans une pose maladroite à la voirie jeté sans retour, cet objet est en somme des plus sympathiques, — sur le sort duquel il convient toutefois de ne s'appesantir longuement.”
Francis Ponge
J’étais loin de l’idée de cette newsletter, et même loin de me dire que je serais un jour designer. Mais cette attention toute particulière à l’insignifiant, à l’objet oublié, à l’objet juste utile, m’est revenu très fort en tête lorsque j’ai choisi, en 2020, l’image avatar d’Objets du Travail : le cageot s’est imposé, et vous savez enfin pourquoi cette image accompagne ces courriers.
Trop heureuse d’écrire (et de dessiner !) cette édition avec Krystel Dessort, rencontrée sur les bancs du Cnam à Toulouse. S’intéresser à l’histoire du cageot la faisait autant vibrer que moi, autant vous dire qu’on ne s’est pas rencontrées par hasard… La question du cageot ne lui est d’ailleurs pas si lointaine, elle qui travaille au beau milieu des conteneurs des bateaux de fret. J’espère que cette lettre, comme les autres, vous fera porter un autre regard sur cet objet du quotidien.
⑇ Un peu d’histoire
C’est donc parti pour l’histoire de cet objet, pour comprendre comment nous sommes passés de la petite caisse au grand conteneur en passant évidemment par le cageot, et sa différence avec la cagette. Un voyage qui vous transportera* ?
La première caisse, la première boîte
Pas de trace de la première caisse. Si on reconstitue les poteries, les armes, les bijoux, les caisses, les cagettes, les cageots, n’ont pas retenu l’attention des historiens ou des archéologues.
Moyen-Âge · l’essor du commerce, l’essor du marché, l’essor du transport de denrées périssables
“Chaque village doit être à une distance du bourg telle que l’aller et le retour du marché soient possibles dans la journée”. C’est dire si cette activité a façonné les campagnes et les villes, expliquant peut-être la géographie en grappe, avec des bourgs plus importants au fur et à mesure de l’approche d’une ville. C’est au Moyen-Âge que cette organisation s’instaure : les villages, fonctionnant essentiellement en auto-consommation de leurs propres récoltes, voient leurs surplus déployés sur les réseaux économiques, s’en trouvant assez rapidement dépossédés par les commerçants. “La ville draine tout ce que la région peut produire” et elle devient le centre de tous les échanges. Les villages étaient chargés d’acheminer les denrées nécessaires à la ville, en mulet, à pieds, ou en charrette, dont les citadins étaient (et sont toujours) absolument dépendants — cela me fait penser à cette idée que déploie Laetitia Vitaud, du fait que nombreux métiers, positions, reposent les épaules de tout un écosystème qui assure les besoins primaires et le soin des populations. Au-delà des échanges économiques, le marché est un véritable lieu de rencontres et d’échanges, où “le commerce des discours se mêle au commerce des objets et la circulation des croyances à celle des créances.”
1800 · Le cageot agricole, objet banal mais hautement utile
Le cageot, un type de caisse en bois léger utilisé pour transporter des fruits, légumes et autres marchandises, se déploie largement au 19e siècle, remplaçant les caisses en bois plus lourdes et les sacs de chanvre. Bien que la date précise de l'invention ne soit pas clairement documentée, son utilisation s'est répandue avec le maraîchage et l'essor du commerce et de la distribution de produits frais, notamment dans les années 1800.
Les cageots ont été conçus pour faciliter le transport et la vente de produits agricoles à bas coût, permettant une meilleure ventilation et une protection des marchandises. Ils sont devenus un élément essentiel dans les marchés, les épiceries et les transports de produits alimentaires
Une certaine technicité se cache derrière son apparente simplicité. Largeur du cageot, des claire voies, épaisseur du bois ou du plastique, à chaque produit son cageot. Pour les produits frais, légumes ou huître (que l’on appellera alors une bourriche), le cageot sera plutôt en bois, souvent du peuplier. Ce matériau, contrairement au carton, a l’avantage d’être respirant tout en ne détériorant pas le produit qui s’y trouve. Il présente des qualités de solidité et de légèreté, et peut contenir aisément 15 à 20 kg de légumes, malgré son apparence fragile. Il a été pensé pour préserver et ventiler les produits, tout comme pour permettre un empilement et un stockage simplifié et optimal.
Apparemment ce sont les bretons qui produisent les cagettes françaises…. L’entreprise Norman a commencé en 1908 avec la fabrication de barquettes de fraises, puis s’est lancée dans les cageots, cagettes et autres bourriches (d’huitres évidemment). L’entreprise Samson, employant 80 personnes, fabrique un cageot à la seconde, et remplissent un semi-remorque en une heure — soit 35 000 (!) cageots par jour.
Le cageot en plastique sera plutôt utilisé pour des produits lourds et/ou manufacturés, comme les bouteilles en verre ou bien utilisé pour les récoltes.
1950 · La révolution du transport de marchandise, le cageot à grande échelle
Dans les années 50, c’est la grande révolution du transport de marchandises. Si jusqu’ici les caisses en bois, ou encore les malles en métal, se superposaient tant bien que mal dans les camions ou sur les lignes ferroviaires, l’américain Malcolm McLean a l’idée de contourner les axes côtiers, déjà victimes de leur trafic, en passant par du transport sur bateau. Chargeant sa marchandise sur des anciens bateaux pétroliers, il fait un carton commercial.
Historiquement, les boîtes, caisses, malles, cagettes, étaient transportées dans les soutes du bateau. L’idée révolutionnaire de Malcolm Lean a été de les mettre sur le bateau. Cette différence, d’apparence anodine, fait en fait la différence. Les boîtes sont alors chargées à l’aide d’une grue, là où historiquement une chaîne humaine du quai à la soute s’activait pendant plusieurs heures. Imaginez le gain de temps, et d’argent (il divise le coût du chargement par….40) !
Il faudra attendre les années 60 pour que le conteneur, dans sa forme normalisée, soit imposé (2,43 m en hauteur, autant en largeur et quatre longueurs, dont les deux plus courantes sont 6,09 m (20 pieds) et 12,19 m (40 pieds). Évidemment, les syndicats s’indignent contre la mécanisation à l’œuvre, mais l’efficacité et la performance l’emportent, et ouvrent de nouvelles voies commerciales pour relier les 5 continents plus efficacement que jamais — en effet, un bateau ne repart jamais à vide. Les bateaux ont dû s'adapter, devenant des portes-conteneurs aux dimensions toujours plus grandes (près de — je suis encore sous le choc de l’immeuble à 100 étages aperçu au port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande — mes yeux ne comprenaient pas ce qu’ils voyaient tellement il y avait de pixels de conteneurs sur le bateau… Si la richesse de sa ville dépendait historiquement de la richesse de son marché, aujourd’hui, c’est plutôt de l’activité de son port.
Ce détour par l'histoire du transport maritime est important, car l’immense majorité des denrées périssables sont transportées par bateau. Ce sont plus de 90 % des marchandises mondiales qui transitent via les océans… En effet, face au cargo, les avions ne font pas le poids : ils peuvent transporter jusqu’à 190 millions de kg, contre 130 000 kg dans un avion.
Le cageot aujourd’hui · objet du quotidien détourné
Le cageot, même s’il peuple toujours nos marchés hebdomadaires sans chichi, c’est un peu devenu le temple du bobo écolo. Les épiceries bio, chaînes de supermarché écolo, en ont fait leur marque de fabrique. Le cageot est aussi depuis longtemps utilisé pour être détourné, comme bois de chauffe (quoi de mieux qu’une cagette en morceaux pour allumer un feu…), ou “upcyclé” en bac à compost ou en panier pour vélo, jusqu’à se transformer en l’incontournable vélo-cargo des villes et des familles. Il a même été l’objet de préoccupation des designers, pour peupler bureaux et chambres d’enfants (je vous vois !), revêtant des couleurs toutes plus douces les unes que les autres. Leur caractère pliable les rend très pratiques au quotidien… Finalement, cet objet insignifiant dit beaucoup de chaque époque qu’il accompagne et qu’il transporte.
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction, de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet. Laissez-vous transporter !
La grève des cagettes
Dans les années 20, le cageot était devenu l'étendard mignon de la consommation bio (sur les marchés, dans les AMAP, dans les magasins bio), mais sa symbolique revancharde et militante s’est renforcée face au backlash écologique qui s’est confirmé suite au second mandat de Trump. Vous souvenez-vous de ce qui s’est passé au port de Casablanca en 2025 ? La population s’était mobilisée pour interdire d’accoster un navire dont les marchandises servaient un génocide. Ce signal, au départ discret, s’est mué dans les années 30 en un mouvement sourd mais rapidement très déstabilisant pour la planète : la grève des cagettes. Surnommée comme telle, les mouvements contestataires, au départ isolés, à Saint-Nazaire, Valencia, ou encore à Auckland, sont orchestrés par les dockers sous l’impulsion de groupements militants, visaient à empêcher toute denrée non respectable ou non respectée, de traverser les océans. Des milliers de tonnes de marchandises se trouvèrent alors bloquées dans les ports, les porte-conteneurs piratés, les capitaines pris en otage, les conteneurs figés dans le béton. Le mouvement grandissant, l’économie s’en trouva rapidement déstabilisée. Seuls les pays dont la souveraineté alimentaire était préservée, furent capables de traverser cette crise.
Fin de l’idiotie quelque part, le mouvement de la cagette a eu un impact majeur : la valeur de ce qu’elle contient doit dorénavant être égal à la valeur de l’arbre qui a été coupé pour la fabriquer, ainsi que de la quantité d’énergie qu’il aura fallu pour la produire, pour la transporter, vide puis pleine. Cet “équivalent-cagette”, applicable à tout type de contenant, de la barquette au conteneur, a imposé à l’ensemble de la chaîne du transport de se questionner, d’avoir un droit de regard sur ce que chacun souhaitait transporter, puisque tout à coup responsable (car payeur).
Raccourcir les distances, alléger les matériaux des contenants et des contenus, être vertueux, devinrent alors de véritables moteurs pour espérer être distribués de façon pérenne. Le peuplier qui le constitue, qu’on n’arrive plus à faire pousser du fait du mouvement de stérilisation des sols, fait aujourd’hui du cageot une denrée rare : il est donc aujourd’hui précieusement consigné.
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil des recherches et de nos lectures de ces dernières semaines.
*J’espère que vous appréciez à présent le jeu de mots ;)
Apparemment je ne suis pas la seule à avoir des obsessions bizarres, Marc Levinson a écrit tout un bouquin sur l’histoire du conteneur !
Pour (re)dévouvrir les délicieux poèmes de Francis Ponge sur le quotidien, il faut lire Le Parti pris des choses (1942).
Et toujours dans le quotidien et la poésie, seul recueil de poèmes que j’ai acheté en 30 ans de mon plein gré, je vous conseille le recueil Quand je ne dis rien, je pense encore, de Camille Readman Prud’homme. Chaque ligne est d'une absolue beauté. Sur l’excellent conseil de mes libraires préférées.
Pour une philosophie qui parle simplement de nos relations à nos tiroirs, armoires et du grenier, vous pouvez aussi lire La poétique de l’espace, de Bachelard.
Je confonds toujours The beauty of everyday things, de Soetsu Yanagi, et The design of everyday things, de Don Norman, vous me direz lequel vous parle le plus !
Et pour poursuivre dans la beauté du quotidien, avez-vous vu Perfect Days, qui offre une contemplation sur la vie d’un homme qui nettoie les toilettes publiques de Tokyo ?
Véritable plongée dans l’histoire du Bauhaus, ce podcast de LSD m’a fait voyagé beaucoup plus loin que je ne l’imaginais…
Et enfin pour questionner notre rapport à la technique et la science, et cette manière très moderne de l’ériger en évolution absolue : Les transformations de l’Homme de Lewis Mumford.
👋 Allez, à bientôt !
Intéressant ce voyage de cageots, je ne les voyais pas de dimensions aussi variées!
Encore une superbe newsletter !