Hello 👋
Ça fait un moment que je n’ai pas fait irruption dans votre boîte mail, et pour certains d’entre vous c’est la première fois. J’ai en effet eu la chance, en mars dernier, d’apparaître dans le Bulletin, petit concentré d’infos qui donnent la pêche le lundi matin, ce qui a amené un petit nombre d’entre vous à me suivre, et je vous en remercie !
Je traverse un moment de transition, où j’ai eu besoin de mettre en retrait un certain nombre d’activités pour retrouver l’énergie qui me caractérise. Entre deux balades et quelques lectures, je décide de reprendre l’écriture car ça me plait — tout simplement ! On verra sur la régularité des publications, je ferai au mieux. D’ailleurs, je suis carrément preneuse de tous vos retours, questions, partages, et autres likes qui font toujours plaisir — si vous avez des questions, des objets que vous avez envie que j’étudie, écrivez-moi !
Le choix de l’objet du travail dont je vais conter l’histoire et le futur est né d’une discussion avec Anne-Lise Rias, qui m’a contactée dans le cadre de son projet de recherche autour des femmes et du travail. Elle me demandait alors : quel est l’objet qui selon toi caractérise les femmes et le travail ? Et c’est ainsi que la machine à écrire est venue sur la table.
J’avais en effet en tête cette idée que les femmes ont largement intégré le marché du travail avec l’arrivée de la machine à écrire, grâce à leur prétendue aptitude à pianoter avec agilité sur un clavier. Il y a des livres et des études entières sur la machine à écrire, et je crois que je pourrais écrire un début de livre avec tout ce que j’ai pu lire. Je vais donc essayer de vous en livrer la substantifique moelle, avec des approximations certaines car le sujet est vraiment vaste… Ce qui est sûr, c’est que j’avais jusqu’ici sous-estimé le pouvoir de l’écriture !
Du coup, prenez-vous un café, c’est plus long que d’habitude ! J’aurai aimé faire plus court, promis. Et si le mail est tronqué, rendez-vous ici.
⑇ Un peu d’histoire
Alors… je suis remontée loin. Car si les premières machines à écrire ne sont apparues qu’au 18ème siècle, je me suis demandée depuis quand et pour quelles raisons on avait eu besoin d’écrire. Ce qui nous emmène jusqu’aux racines de l’écriture. Vous me direz si le voyage vous a plu ? Et si vous préférez les histoires à l’Histoire, rendez-vous à la fin pour la fiction 👇
🧠 - 17 000 ans · la peinture comme clé de l’intelligence humaine
Les premières inscriptions humaines, connues sous le nom de peintures rupestres, sont en fait les premières façons de transmettre des connaissances. Ces peintures représentent des cartes du territoire, et permettent de repérer chemins, terrains de chasse et autres abris. Et c’est en partie grâce au développement de ces « mémoires externes » que l’on peut expliquer l’intelligence humaine : si je n’ai plus à me préoccuper des endroits où trouver du gibier, je peux en effet consacrer mon temps à inventer d’autres choses. L’écriture est le vecteur du développement de l’intelligence humaine : une innovation exponentielle est permise grâce aux connaissances accumulées préalablement.
Ces premières écritures (qui ne sont d’ailleurs pas considérées comme telles par les spécialistes) sont d’ordre analogiques : il n’y a pas besoin de savoir les déchiffrer pour les comprendre. La lecture est immédiate : un chasseur est représenté par un dessin de chasseur, là où quand j’écris « chasseur », vous pouvez le décrypter uniquement parce que vous connaissez l’alphabet latin, et les sons que ces lettres composent lorsqu’elles sont mises côte à côte.
📜 - 5 400 ans · des codes pour le commerce et l’administration
C’est avec le développement des villes et des empires que naît l’écriture à proprement parler — un système de codes abstraits imaginés pour signifier le réel. L’écriture vient tant soutenir la gestion du commerce (les échanges de biens matériels) que l’élaboration de savoirs conceptuels. Avec ces systèmes d’écriture naissent différents métiers et supports.
En Mésopotamie (actuelle Irak), se développe un systèmes de signes aidant a la comptabilité du commerce. Chaque contrat était en fait une boule d’argile creuse, dans laquelle on venait glisser les figurines. Ces petits objets de terre cuite représentaient les quantités (sphères, cônes, cylindres) et les objets du contrat (figurines représentant brebis, récoltes…). Ecraser le tout signifiait un désaccord sur le contrat. Cette boule d’argile finira par s’aplatir afin de stocker plus facilement les contrats, et l’on viendra graver sur son recto et son verso — l'ancêtre de la feuille de papier en somme.
En Egypte naissent les hiéroglyphes — qui veut dire écriture sacrée :ils permettent de représenter une diversité d’idées allant des objets quotidiens aux concepts divins en passant par les symboles du pouvoir, et ce grâce à leur caractère pictographique : à l’instar de nos emojis actuels, le pictogramme vient dans une forme graphique simplifiée représenter une idée complexe. Avec les hiéroglyphes naissent les premières formes de littérature. Ces signes étaient manipulés sous la dictée par des scribes, un métier d'élite. Bien que rôle subalterne, il devait maitriser une telle complexité de signes (dont l'apprentissage commençait dès l'âge de 5 ou 6 ans), que cela lui conférait un vrai statut d’intellectuel, au service le plus souvent d’une mission divine. Il était par exemple chargé des inscriptions sur les bandelettes enveloppant les momies. Il disposait d’un équipement que l’on peut considérer comme le premier ancêtre de la machine à écrire.
« Mis à part son pagne tiré sur les cuisses ou une plaquette de bois posée là, le scribe était aussi reconnaissable à son équipement. Il portait sur l’épaule ou à la main au moyen de cordelettes une palettes à deux godets contenant de l’eau pour diluer les encres, un étui à calames et un petit sac oblong contenant les pastilles d’encre — rouge pour notifier les éléments importants du texte et noire pour le reste. Quelquefois était ajouté à un récipient fermé avec un couvercle flexible en cuir dans lequel il transportait des documents et un coffret en bois où il rangeait les papyrus roulés et fixés avec des ficelles. Comme instruments on retiendra des chiffons, des grattoirs, un couteau pour couper le papyrus et aussi un pinceau (…), du jonc mâché à une extrémité, et une pointe en os pour inciser les tablettes en argile crue (…). Sans oublier les étiquettes en bois ou en ivoire et quelques empreintes de sceau qui serviront à authentifier et classer les documents ». Ethnologie du bureau, Pascal Dibie
🧮 2000 ans avant notre ère · l’alphabet, quête d’efficacité et d’accessibilité
Nous sommes passés du dessin (qui représente aussi fidèlement que possible le réel), aux pictogrammes (forme simplifiée de ce réel), à l’idéogramme (signe qui représente l’objet lui-même mais aussi les idées associées à cet objet).
Ce sont les ouvriers égyptiens, lassés de ne pas comprendre les signes qui les entouraient, qui amorcent la naissance de l’alphabet que nous utilisons majoritairement en Occident aujourd’hui. Ils vont, par souci mnémotechnique, associer l’idéogramme de l’objet au son de ce dernier. Par exemple, le signe du taureau, dessiné avec une tête et deux cornes, va finir par être associé au son /a/ (taureau se disant alpu). Petit à petit, le signe ne renvoie plus à l’image ou à l’objet mais seulement au son prononcé.
Les signes vont se simplifier par nécessité d’efficacité graphique, et c’est ainsi que l’image figurative disparaît au profit d’un alphabet au nombre de signes limité et aux formes linéaire, plus faciles à graver, à mémoriser, à reproduire, à partager. Ecrire en utilisant un alphabet de moins de 30 signes permettant de composer une infinité de mots s’apprend en effet plus facilement qu’une bibliothèque de 50000 signes, comme c’est le cas des idéogrammes chinois. D’où son déploiement rapide à travers le monde.
« La prime échoit souvent aux codes les plus dépouillés, les plus rustiques, parce qu’ils sont à la fois les plus facile à mettre en œuvre, les plus robustes, les plus fiables et les plus accessibles au plus grand nombre. » L’invention de la mémoire, M. Laguès, D. Beaudouin, G. Chapouthier
Avec la naissance de l’alphabet se produit un tournant intellectuel majeur. Une série de formes totalement abstraites permet de décrire le monde… et de s’en abstraire ! Des lettres insignifiantes prennent sens une fois juxtaposées. Ainsi, tout peut être imaginé, puis écrit, et lu, le vrai, le faux, l’absurde. C’est l’une des raisons qui explique, par exemple, la naissance de la philosophie chez les grecs, qui ont été parmi les premiers à stabiliser un alphabet.
✝️ Moyen-Âge · les scriptoriums ou l’imprimerie humaine
Petite précision avant de poursuivre — seules 400 des 6000 langues parlées dans le monde sont écrites. Je ne fais donc ici état que d’une petite partie de l’humanité !
Je ne vais pas refaire l’Histoire, et il faudrait étudier en parallèle les différentes civilisations, mais si je résume : le Moyen-Âge est la période qui a permis de remplir les bibliothèques. Nous l’avons vu, l’écrit est sacré, ou commercial. Ce sont donc les textes sacrés qui commenceront par être recopiés (qui s’amuserait à diffuser ses comptes !), pour être diffusés plus largement dans les monastères qui s’organisent à cette époque comme les patriarches de la société. C’est à l’intérieur des monastères que s’organisera l’activité des scriptoriums, ateliers éphémères de copie des manuscrits, investis de copistes, de correcteurs pour relire, mais aussi d’artiste-enlumineurs, de doreurs, ou encore de censeurs pour superviser la production, et de pueri, jeunes apprentis pour tailler plumes, calames, fournir en parchemins et déplacer les lourds ouvrages. Certains de ces copistes auraient été des femmes, et en plus grand nombre qu’on le croit. En atteste par exemple le « Maître des Clères Femmes », un atelier d’enluminure très actif entre 1403 et 1415, et dont j’avais représenté le fauteuil de bureau.
Des textes scientifiques sont en parallèle élaborés dans toute la Méditerranée, traduit du grec ou produits par une bourgeoisie intellectuelle montante, qui se saisissent pleinement du pouvoir d’abstraction de l’écriture pour approfondir mathématiques, astronomie et autres sciences. Ces ouvrages viennent enrichir les bibliothèques des premières universités, encore largement sous le joug de la culture religieuse, et ainsi initier la révolution culturelle qui aura lieu avec Les Lumières. On note cependant que le savoir qui se diffuse est uniquement celui qui peut être écrit, et lu, ce qui à cette époque est encore le lot d’une élite qualifiée.
📰 1454 · naissance de l’imprimerie, ou la fixation des signes
Deux (r)évolutions s’opèrent ensuite en parallèle. D’une part, la mécanisation du métier de copiste, avec l’arrivée de l’imprimerie, d’autre part, la quête d’efficacité dans l’écriture pour tous les travaux de bureau (secrétariat, administrations et autres professionnels de bureau).
L’imprimerie va venir figer les lettres dans des typographies, et la langue dans une orthographe — là où elles vivaient jusqu’ici grâce aux copistes et aux techniques de calligraphies. Le premier système d’imprimerie connu est né en Chine, et a été créé par un forgeron.
« Pour chaque caractère, il faisait un « type » (une sorte de tampon) à l’aide d’une pâte fine et glutineuse, puis il faisait cuire ces types au feu pour les durcir. Quand il voulait imprimer, il prenait un cadre en fer (divisé intérieurement par des filets de même métal), l’appliquait sur la planche de fer, et y rangeait les types en les serrant étroitement les uns contre les autres. Chaque cadre rempli (de types ainsi assemblés) formait une planche qu’il approchait du feu pour faire fondre un peu le mastic ; puis il appuyait fortement sur la composition une planche de bois bien plane, et, par ce moyen, les types s’enfonçant dans le mastic devenaient égaux et unis comme une meule de pierre… Lorsqu’on voulait tirer des dizaines, des centaines et des milliers d’exemplaires, l’impression s’opérait avec une vitesse prodigieuse. (…) S’il se rencontrait, par hasard, un caractère rare qui n’eût pas été préparé à l’avance, on le gravait de suite, n le faisait cuire avec le feu de paille, et l’on pouvait s’en servir à la minutes. (…) Lorsqu’on avait achevé le tirage d’une planche, on la chauffait de nouveau pour faire fondre le mastic, on l’on balayait avec la main les caractères, qui se détachaient d’eux-mêmes sans garder la plus légère particule de mastic ou de saleté. » Mengxi Bitan, cité dans L’invention de la mémoire
Il créa alors l’impression à caractères mobiles, caractères pouvant être réutilisés à l’infini. Mais cette technique s’appliquait mal à une écriture non alphabétique comme les idéogrammes chinois, qui comprennent des milliers de signes. Gutenberg, dont on ne sait pas s’il s’inspira de cette technique, créa ce même système, mais la prouesse résida dans le fait qu’il le fit à l’échelle industrielle, où tout était automatisé.
En parallèle, une efficacité de plus en plus grande était recherchée dans les bureaux, où la structuration des commerces nécessitaient une plus grande production d’archives, contrats et autres tableaux comptables. L’écritoire fut en quelque sorte la première machine à écrire portable : il contenait tous les éléments nécessaires à l’écriture (cornet à encre, plumes, règle, compas, grattoir, pinceau, …) et se portait suspendu à la ceinture. Il apparait que chacun apportait un soin tout particulier à son écritoire, et notamment à son encrier, jusqu’à en faire un objet d’orfèvrerie. Les plumes, elles aussi, ont connu de nombreuses évolutions. De la plume d’oiseau (dont on consommait 100 000 kilogrammes en France en 1830), à la plume d’acier (ancêtre du stylo-plume), la quête fut toujours la même : quel est l’outil qui est le plus propre, qui me permet d’écrire le plus longtemps possible sans avoir à revenir à l’encrier. Le stylo à réservoir fut ainsi adopté, et l’on connaît le succès de l’indémodable stylo à bille qui lui succéda.
Ce sont de ces deux (r)évolutions que naîtra la machine à écrire : fixation et mécanisation des signes de l’alphabet et quête d’efficacité.
📠 Fin du 19ème · les femmes et la machine à écrire
Parmi les nombreuses tentatives de mécanisation de l’écriture, figure l’invention du stylo électrique, de Thomas Edison, capable d’éditer 6 copies à partir d’un document ou d’un dessin manuscrit.
Cette invention s’inscrit dans une quête des américains de la fin du 19e de convertir en objets électriques les objets du quotidien. L’innovateur n’avait ici pas fait un assez grand pas de côté pour trouver le bon système. Il inspirera finalement plus le futur matériel des tatoueurs.
La première véritable machine à écrire date de 1714, lorsque l’anglais Henry Mill inventa une « une machine destinée à imprimer les lettres séparément, l’une après l’autre, comme dans l’écriture, et au moyen de laquelle tous les écrits, quels qu’ils soient, peuvent être copiés sur du papier ou du parchemin avec une netteté et une perfection telles qu’on ne peut les distinguer d’un imprimé. » Le principe était trouvé, mais cette machine n’a probablement pas été fabriquée, et est restée à l’état de concept.
Une série d’innovations s’en suivirent, que je trouve tout à fait représentative de la façon dont naît et s’impose une innovation. En 1780 fut inventée une machine à poinçonner le papier pour rendre accessible la lecture aux aveugles. En 1820, un système de presse légère, mobile et portative est inventé, permettant « d’écrire comme on parle ». C’est l’ancêtre du sténographe, machine encore utilisée aujourd’hui qui permet une saisie en temps réel d’un discours oral. En 1850 fut inventé le machine à écrire avec ruban encreur. En 1861, un prêtre brésilien invente une machine à écrire avec des touches de piano. De nombreux essais ont ensuite eu lieu pour trouver la meilleure disposition pour son utilisateur, en atteste cette vidéo qui montre les différentes modèles de claviers : en demi-lune, sur une roulette comme nos anciens téléphones, en rouleau, à l’image des presses d’imprimerie, avec toutes les casses de caractères, pour un clavier à 70 touches, en clavier-boule… Et c’est l’ensemble de ces innovations qui permettra l’élaboration en 1867 du premier prototype artisanal de la machine à écrire telle que l’a connue le 20è s. Il faudra encore attendre 1873 avant qu’elle puisse être produite à l’échelle industrielle, par Remington, initialement producteur d’armes et de machines à coudre. Et c’est seulement à la fin du siècle que cette machine trouvera son marché. Alors que son inventeur ne savait pas exactement à qui se destinait cette machine, Remington créa des écoles afin de former à la dactylographie. Les formations de ce type se déployèrent dans les universités.
En parallèle, plusieurs phénomènes de société rendirent nécessaires l’usage de la machine à écrire : les entreprises en pleine expansion car sur des marchés de plus en plus importants, recrutaient des professionnels de bureau en masse pour la gestion des tâches administratives ; les femmes citadines, qui jusqu’ici travaillaient — si elles travaillaient — dans les usines ou en tant que domestiques, virent d’un bon œil cette profession naissante, surtout que le métier de dactylo n’était alors pas encore genré ; cette main d’œuvre nouvelle, habituée à des salaires plus bas, était très attractive pour les entreprises ; l’accès à ces métiers de bureau fut vécu comme une véritable ascension sociale, professionnellement et personnellement, puisqu’elles y rencontraient souvent leur futur mari… Les femmes s’imposèrent sur ce marché, la machine à écrire petit à petit perçue comme nécessaire à l’activité administrative. Et c’est ainsi que sont nés les stéréotypes autour de la femme dactylo, et toute une campagne publicitaire largement genrée.
Certains disent que l’avènement de la machine à écrire, parce qu’elle est venue encadrer la mise en page de nombreux documents de façon figée a largement participé à la structuration de la société qui s’en est suivie : corps, espaces de travail, processus, institutions et politique se sont accordés au rythme de cette machine.
⌨️ De nos jours · clavier AZERTY et phénomène d’amnésie graphique
Ce qui est sûr, c’est que la machine à écrire est venue homogénéiser à l’échelle planétaire les techniques d’écriture. Les chinois ont tenté d’inventer leur propre machine à écrire, mais ils ont du se rendre à l’évidence — après avoir créé une machine à index qui n’a en aucun cas accéléré la saisie — le clavier AZERTY s’est imposé partout dans le monde, et est le clavier encore en vigueur aujourd’hui (avec quelques micro-ajustements en fonction des pays). Cette disposition des touches est le fruit d’une contrainte mécanique des premières machines, et non d’un souci ergonomique (car sinon nous aurions tous en France un clavier BÉPO). Le clavier AZERTY est né afin que les lettres les plus fréquemment utilisées les unes à la suite des autres soient éloignées afin que les barres de frappe ne se croisent pas.
Cette harmonisation des claviers a conduit certains pays à se demander si leur langue et leur alphabet étaient compatibles avec le monde moderne… Les pays d’Europe de l’Est se détournent du cyrillique, la Turquie de l’arabe, certains pays asiatiques de leurs idéogrammes. En Chine, le clavier AZERTY est devenu la commande principale vers les idéogrammes. La première machine du genre, la machine à écrire Minkgkai, imagine le principe du « what you type is not what you got » et de l’auto-complétion. La saisie de lettres de l’alphabet occidental génére sur un écran une série d’idéogrammes. Celui sélectionné était ensuite frappé par la machine sur le papier.
Ce principe est toujours à l’œuvre sur les claviers chinois, tant et si bien que les personnes les plus connectées (qui sont aussi les plus éduquées), ne savent aujourd’hui presque plus écrire à la main. Un phénomène d’amnésie graphique s’est produit du fait que la saisie via le clavier génère automatiquement des propositions d’idéogrammes à partir de la saisie des sons en alphabet occidental — les chinois n’écrivent presque plus jamais d’idéogramme complet, et finissent par les oublier tant cette langue est complexe à calligraphier.
On peut retrouver quelque part le même phénomène avec la saisie prédictive, ou le correcteur orthographique, à la différence près que nous avons toujours à épeler en entier la plupart des mots que nous tapons avant d’être corrigés — mais jusqu’à quand ? L’efficacité des systèmes de « voice to text » nous conduira-t-elle, nous aussi, à l’oubli de nos 26 lettres de l’alphabet ? La baisse du niveau d’orthographe, elle, serait déjà bel et bien en route.
S’il est sûr que nous avons délégué une partie de nos capacités à l’intelligence de nos ordinateurs, certains ont bien compris que le cryptage le plus fiable était peut-être celui de la machine à écrire : les services secrets russes ont décidé de s’y remettre depuis 2013…
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction,
de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
L’histoire que nous avons remontée nous permet de voir que si l’écriture a effectivement permis de transmettre les savoirs, et ainsi d’élaborer la civilisation à coups d’innovations successives, ce système de codes est venu, malgré sa capacité d’abstraction, figer et transmettre une certaine conception du monde. L’histoire que l’on retient est celle qui a pu être écrite et recopiée, l’alphabet que l’on retient est celui qui a pu être mécanisé… Alors, que fait-on pour le futur ? J’ai tenté de l’imaginer.
👵 Machine à mémoires
L’histoire, celle avec un grand H, a longtemps été écrite par les grands hommes. Ils sont venus graver dans nos mémoires une certaine perception du monde. Des maisons de retraites, avec le soutien des cimetières locaux, ont décidé de relayer les histoires de ceux qui s’en vont, afin que les archivistes conservent de multiples versions d’une même période. Avec l’essor des publications, partage de photos et interactions en ligne, ce journal intime que chacun constitue chaque jour peut être donné en fin de vie aux Sciences Humaines, de la même façon que nous pouvons donner nos organes. Ce journal intime est complété par toutes les archives possibles : carnets écrits à la main, récits, témoignages audio ou vidéo supplémentaires, commentaires de la personne âgée sur son époque. Plus la personne a eu une vie discrète, inconnue, peu partagée sur les réseaux, plus son témoignage est considéré comme précieux. Les cimetières deviennent des bibliothèques de savoirs, de récits de vie. Chaque nom gravé donne accès aux récits de la personne. Sont valorisés sur la tombe le vocabulaire propre à cette famille, celui qui ne figure par dans les dictionnaires, venant ainsi mettre en lumière l’appropriation que chacun se fait de sa langue. Ces mémoires individuelles cumulées viendront à terme constituer un terreau fertile à l’élaboration d’une Histoire multi-facettes, multi-points de vue, et ainsi moins caricaturale, plus nuancée sur les grands et petits événements de l’époque — où tous les récits sont au même niveau.
📖 Nous pourrions aussi imaginer… la machine à lire
Tous autour de moi écrivaient. Écrivaient à partir de ce qu’ils lisaient. Et ainsi, à leur lecture, ils donnaient envie de lire ce qu’ils lisaient. Et d’écrire à son tour sur ce qui a été lu. Un exercice sans fin, chronophage, quoiqu’absolument délicieux pour ceux le pratiquant régulièrement. Leur capacité de diffusion était infinie, à la nuance prêt qu’il fallait les découvrir, ces auteurs, dans cette forêt vierge d’écrivains auto-proclamés. Afin de tenir le rythme, je continuais la nuit, pendant mon sommeil, à m’injecter du savoir à l’aide de récits audio contés dans mes oreilles, à l’aide de la machine à lire. J’en suis morte d’indigestion intellectuelle.
✍️ Ou encore… la machine à relire
« Vous vous apprêtez à publier 2 367 mots sur la planète, nous vous invitons à les relire, à faire plus court si vous le pouvez, voire même à vous demander l’utilité de votre publication pour la survie de l’humanité, des espèces et de la planète. Va-t-elle par exemple permettre de trouver une solution au réchauffement climatique ? »
Depuis la mise en application du devoir de relecture, qui affiche un message à chaque fois que je m’apprête à partager un contenu nouveau, j’ai décidé de me remettre à écrire à la main. L’effort de recopie en cas de véritable nécessité ou interêt est tel que le nombre de publications a diminué de 1000%. Des auteurs ont été mis en lumière grâce au caractère inédit de leurs publications — le prix « histoire qui n’avait jamais été contée » est ainsi décerné chaque année. Une industrie parallèle d’écrits manuscrits s’est développée — un véritable commerce !
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil de mes recherches et de mes lectures.
LEGO sort une machine à écrire le 1er juillet, à construire soi-même évidemment !
Sur le pouvoir des récits enfin couchés sur le papier par des minorités longtemps analphabètes, je vous recommande l’écoute de ce podcast.
De très belles illustrations d’objets imaginaires, dans le monde du travail et dans la ville.
Une vidéo sur la machine à écrire chinoise, qui revient en détail sur le phénomène d’amnésie graphique. Personnellement ça m’a captivée.
Le “familecte”, ce vocabulaire qu’on développe en famille, et uniquement en famille. Et vous c’est quoi vos mots de familecte ?
Sur les femmes et la machine à écrire, en version longue, et en version moins longue.
Une vidéo sur l’insensée machine à écrire chinoise, ça vaut le détour.
Merci pour ce travail que je découvre , j'ai hâte de lire les autres articles