Le moniteur
objet du travail n°21
Hello 👋
Le point de départ de cette lettre, c’est l’expression entendue lors d’un colloque dans lequel nous intervenions avec Denis Pellerin en juin dernier avec l’association Facteurs Humains en Santé, sur la “performance des soins et la sécurité des patients”. Au-delà du titre qui dit bien combien on regarde des critères d’efficacité et d’optimisation, plus que d’expérience, on entend alors, dans la salle, que lorsque les soignants « branchent » un moniteur de santé sur un patient afin d’avoir ses constantes en temps réel, ils et elles se disent « on va techniquer le patient ». Si cette expression nous est familière, elle résonne encore étrangement. On s’est regardés et on s’est dit : il faut qu’on aille enquêter. D’où ça vient, ce réflexe quasi systématique de la donnée de santé lors d’une hospitalisation, alors que l’on comprend, dans cette assemblée de médecins, que ça ne serait pas toujours nécessaire ? Depuis quand les bips et alarmes sonores guident — plus ou moins bien d’ailleurs car trop nombreux — le soin et l’attention apportée à la personne malade ?
Cet objet, le moniteur, est un objet du travail, aujourd’hui central à l’hôpital, et il agit comme objet intermédiaire de la relation entre le patient et le soignant. Que dit-il de l’hospitalité et de la façon dont on habite l’hôpital, lorsqu’on y travaille, ou lorsqu’on y vient pour être soigné, pour quelques heures ou plusieurs jours ?
Avec Denis, designer du care et du futur de la santé, et binôme de longue date, on vous propose un petit voyage dans le temps de la surveillance médicale. Bonne rentrée !
Pour les nouveaux ici, je suis Marion Desclaux, fondatrice du studio Objets du Travail, qui vise à accompagner les entreprises dans l’amélioration des conditions de travail de leurs salariés, en analysant l’histoire, en observant le présent, et en imaginant le futur. Ici, c’est un peu mon atelier, mon laboratoire : chaque mois, souvent avec un invité, j’explore l’histoire d’un objet professionnel (dans la section Un peu d’histoire), je questionne son présent, et j’imagine son futur (dans la section Et demain ?). J’y partage également mes lectures du moment, ou liées au sujet (dans la section Pour aller plus loin).
Les actus du moment
une conférence en préparation, sur l’usage des nouveaux récits, et de leur effet sur les collectifs, avec Valérie Hameau, pour Flupa, à Toulouse, se tiendra en novembre. On vous en dit plus très vite
une soutenance de fin de master de recherche sur la façon où je présenterais mon travail sur la façon dont les environnements de travail extrêmes peuvent inspirer le futur du travail face au dérèglement climatique, aura lieu ce 30 septembre, à Paris. C’est ouvert au public, si vous voulez en être écrivez-moi pour les détails.
une formation sur “Mieux observer le travail, mais finalement pour quoi faire ?”, avec des sessions toujours prévues cet automne. Vous en serez ? Contactez-moi directement pour plus d’infos.
des nouveaux bureaux en plein cœur de Toulouse, et la création de Bureau 33.33 avec Quentin et Denis, pour promouvoir le design dans toutes ces formes en Occitanie. Il reste deux places, ça vous dit de rejoindre ce super bel espace pour bosser ?
⑇ Un peu d’histoire
C’est donc parti pour l’histoire de cet objet, le moniteur, aussi appelé scope. Si évidemment cela traverse l’histoire de la médecine, difficile d’être exhaustif sur ce format, on se concentrera donc sur la façon dont cet objet est venu transformer la discipline.
L’humain a toujours, depuis tout temps, essayé de comprendre le corps des vivants, le fonctionnement intérieur des êtres qui nous entourent. Dissection d’animaux, dissection des morts, depuis la préhistoire, ces pratiques sont courantes. Cette approche empirique est inscrite dans la façon même d’approcher la médecine et le soin. Cela dit, pour soigner les êtres vivants, l’approche empirique, par la donnée dite “objective”, n’était initialement pas possible.
avant le 18ème · le récit du patient comme donnée d’entrée
Le moniteur, dont nous allons vous conter l’histoire, s’inscrit dans ce paradigme de la santé et du soin par la donnée. Avant que cela ne soit possible, et pour tout un tas d’autres raisons qu’uniquement techniques, mais également culturelles et politiques — rappelons que les hospices étaient tenus historiquement par des religieuses — le paradigme pour soigner reposait avant tout dans l’écoute du récit du patient. On parle aujourd’hui d’une médecine de symptômes, qui écoute les maux dans les mots, observe les signes cliniques, mais n’écoute pas encore le corps. La pratique était finalement guidée non pas par le diagnostic (qui reposait alors sur l’expérience, et le développement d’ ”instincts cliniques”), même s’il pouvait en être état, mais par le soin et l’accompagnement, soit vers le rétablissement, plus souvent vers la mort. On y accueillait à l’hôpital les plus démunis — les pauvres, les invalides, les vieillards, on isolait ceux qui souffraient d’épidémies, ou de maladies mentales. Il n’y avait pas de thérapie, pas d’espoir de guérison.
Si, évidemment, la compétence médicale requiert encore aujourd’hui une écoute attentive du patient (Martin Winckler l’a largement démontré dans son magnifique La Maladie de Sachs), vous devez en faire l’expérience, celle-ci n’est plus toujours au cœur de la pratique, la médecine ayant connu de véritables bouleversements avec l’arrivée de la donnée médicale, une approche finalement récente à l’échelle de l’humanité.
1780 - 1799 · la découverte de l’électricité animale
La façon dont était étudié l’anatomie humaine et des autres êtres vivants, c’était par la dissection. Pour comprendre les organes, les tissus musculaires, le meilleur moyen à disposition était d’observer l’intérieur des corps morts. C’est lors de l’une de ces expérimentations que Galvani fera une observation majeure.
“J'ai disséqué et préparé une grenouille [et] j'ai placé celle-ci sur la table sur laquelle se trouvait une machine électrique, à l'écart du conducteur de la machine et à une assez grande distance de celui-ci. Lorsque l'un de mes aides, par hasard, toucha légèrement avec la pointe de son scalpel, les nerfs cruraux internes de cette grenouille, on vit tous les muscles de ses membres se contracter de telle sorte qu'ils paraissaient pris de très violentes contractions tétaniques. Un autre des assistants qui était présent lors de nos expériences sur l'électricité eut l'impression que ces contractions se produisaient au moment où une étincelle jaillissait du conducteur de la machine. [...]”
(extrait des notes de Galvani, Materre, 2016)
Le phénomène résiste à toute explication dans le cadre des connaissances de l'époque, et il faudra attendre la fin du 19e pour établir qu'une étincelle électrique entraîne une brève émission d'ondes électromagnétiques, qui dans ce cas présent sont responsables du déclenchement de l’influx électrique. La suite des recherches de Galvani consistera à démontrer que les contractions musculaires peuvent être produites sans source électrique externe, drivé par l’hypothèse qu’il existerait une électricité animale propre. Il considère également la patte de grenouille comme un détecteur d’électricité extrêmement sensible, capable de se contracter à partir de champs électriques de très faible intensité, et il invente ainsi le premier électromètre. Ses découvertes seront malheureusement mises de côté pendant trente ans, du fait du développement parallèle par Volta de la pile, qui fonctionne par courant métallique, et qui avait été inspiré par les toutes premières expérimentations de Galvani. Il faut attendre le développement d’instruments beaucoup plus sensibles de mesure des courants pour que se développe l’électrophysiologie — l’étude des phénomènes électriques et électrochimiques qui se produisent dans les cellules et les tissus des êtres vivants.
1816 · l’écoute des sons internes du corps, par le stéthoscope
En parallèle de ces expérimentations de laboratoire, ce qui permettra de dépasser l’observation externe en pratique clinique, c’est un autre type d’écoute, non plus celle des récits des malades, mais celle du corps des malades. Le Dr. René Laënnec, un breton spécialiste de la tuberculose, est reconnu comme l’inventeur du stéthoscope, un objet simple, encore largement utilisé aujourd’hui. L’innovation naît d’un usage empirique : venir amplifier, à l’aide d’une liasse de papiers roulés (son cahier d’observation probablement) le son du rythme cardiaque des patients qu’il avait du mal à entendre, du fait de l'épaisseur des muscles, des os, des tissus adipeux des malades, sans avoir à se retrouver collé la tête contre le corps de ceux qu’il auscultaient. Il décrivit son système en 1817, et construisit des premiers modèles en bois.
“Cette proposition, qui, au premier abord, présente peut-être quelque chose de paradoxal paraîtra plus soutenable si l’on réfléchit que l’oreille juge beaucoup plus sûrement des intervalles les plus petits des sons et de leur durée la plus courte que l'œil des circonstances semblables du mouvement. Le musicien le moins exercé s'aperçoit facilement d'une note omise au milieu de plusieurs doubles croches, fussent-elles à l’unisson ; il apprécie facilement un point ajouté à la valeur ou durée d'une d'elles lors même que cette prolongation de durée n'est pas de plus d'un douzième de seconde. L'œil ne trouverait aucune différence entre des mouvements d'une rapidité semblable et un mouvement unique et continu.”
(De l’auscultation médiate, Laënnec, 1819)
Si le premier stéthoscope date de 1816 (il est d’ailleurs conservé à Nantes si vous voulez le voir), en 1817 est fabriqué un stéthoscope en bois de buis. Puis le stéthoscope a été amélioré dans les années 1830 par Pierre Piorry, qui construisit un adaptateur en ivoire pour l’oreille du médecin. On imagine même un modèle avec tube flexible qui relie le pavillon à l’écouteur, mais le modèle rigide persiste quelques décennies. Seront développés en 1851 les stéthoscopes que l’on côtoie encore aujourd’hui : le stéthoscope à double-pavillon (cœur et poumons, 1840), et celui à simple pavillon et petits écouteurs, appelé stéthoscope bi-auriculaire (1851).
Cet appareil est puissant : non intrusif, neutre même pour le patient, il délivre de précieuses informations pour le soignant sur l’état du malade — il reste d’ailleurs indispensable en anesthésie-réanimation, et permet même de diagnostiquer des fractures du fémur ! Selon Jean-Yves Nau, “le médecin gagne toujours à se pencher sur le rythme du cœur, à l’écouter battre.” Il dit beaucoup des modes de vie, de l’activité physique, des habitudes alimentaires et du rythme du sommeil, et est un précieux indicateur pour le diagnostic de nombreuses pathologies (hypertension artérielle, stress, apnée du sommeil, fatigue, maladies coronariennes, obésité, diabète, insuffisance rénale, et plein d’autres encore). Ce sont ces premiers pas décisifs qui ont conduit au développement de technologies de plus ou plus poussées pour l’écouter, l’enregistrer, afin de mieux le comprendre.
1872 · les grandes inventions et les débuts de l’evidence-based medicine : électromètre capillaire de Lippmann-Marey, galvanomètre à corde d’Einthoven, premiers ECG (électrocardiogrammes)
Maintenant que l’on a compris que le corps pouvait émettre un courant électrique, et que l’écoute du cœur peut être au centre de la médecine, il s’est agit de comprendre comment visualiser, comprendre, enregistrer ces données, afin de mieux les analyser. Le véritable tournant dans cette histoire, c’est la mise au point du galvanomètre à corde. Alors tout de suite, ça parle moins que le stéthoscope. Et pourtant, cet objet est la base du système encore utilisé aujourd’hui par les scopes dans les hôpitaux. La première découverte tient la combinaison des recherches de Lippmann et Marey. Le premier, physicien, inventa l’électrogramme capillaire, permettant de voir en temps réel, par un échange par capillarité entre mercure et acide sulfurique, les faibles courants électriques produits par le corps humain (ce qu’on nomme aujourd’hui tension), le second, qui vient lui de la photographie et des débuts du cinéma, s’attachera à enregistrer le mouvement du mercure en temps réel. Naît alors le mot d’électrocardiogramme — à ce stade illisible : les tracés enregistrés sont de trop faible amplitude pour être analysés.
“(...) il a l’idée de photographier les oscillations de la colonne de mercure dues aux différences de tension électrique provenant des battements d’un cœur de grenouille.
« À l’oculaire du microscope, mettons une plaque de verre dépoli, nous y verrons une image réelle de la colonne de l’électromètre et des mouvements qu’elle exécute. Substituons à cette plaque dépolie une glace recouverte d’un collodion sensible, nous obtiendrons l’image photographiée de cette colonne de mercure ; enfin imprimons à la plaque sensible un mouvement de translation perpendiculaire au sens des mouvements de l’électromètre, et nous aurons la courbe des changements de la tension. »”
(La méthode graphique, Marey, 1885)
Willem Einthoven, un médecin hollandais, fera le pas d’après. Par son système, il améliore considérablement la sensibilité des mesures, et met au point une méthode mathématique venant corriger l’inertie des oscillations créées. L’électrocardiogramme prend alors la forme qu’on lui connaît bien aujourd’hui. Le galvanomètre à corde, mis au point en 1900, est considéré comme le premier instrument permettant de produire des électrocardiogrammes fiables.
“[Le galvanomètre à corde] utilise un fil de quartz argenté de 2 microns de diamètre tendu dans un champ magnétique (...) placé entre deux microscopes permettant d’envoyer un rayon lumineux sur le fil, puis sur une plaque photographique. Une très faible dérivation de potentiel aux extrémités du fil le fera pivoter sur son axe et déviera le rayon lumineux.”
(R. Frank, Un siècle d’enregistrement du signal électrique cardiaque, 1987)
Pour capter les données, le patient a les pieds et les avant-bras plongés dans une solution salée. Une première expérimentation dans un hôpital de proximité aura lieu en 1906, sur une centaine de patients, mais sera rapidement arrêtée — par manque d’intérêt clinique. L’invention intéressera plutôt des chercheurs. Plusieurs médecins européens, parmi lesquels Thomas Lewis, un londonien (1910), Wenckebach, un viennois, ou encore Mackensie, un écossais, vont étudier les troubles du rythme cardiaque, et s’attacheront à décrire la plupart des phénomènes connus et utilisés encore aujourd’hui. A l’époque, tout trouble cardiaque était considéré comme dangereux, ils distingueront quant à eux les troubles bénins des troubles graves (chaque type d’irrégularité cardiaque correspond à un défaut d’une ou plusieurs fonctions cardiaques comme un défaut de stimulation, d’excitabilité, de contractilité, ou de conduction). Ils construiront ces données à l’aide du galvanomètre mais également de ce qu’on peut considérer comme la première montre connectée — le sphygmographe Dugeon.
“Il se compose d'un dispositif venant comprimer une artère superficielle, qui transmet à un levier au bout duquel est fixée une tête enregistreuse (crayon, plume, aiguille) les pulsations générées par les variations de la pression du sang.” (Histoire de l’électrocardiogramme, Materre, 2016)
L’hôpital, malgré les avancées technologiques importantes, tardera à l’intégrer dans ses pratiques — les premiers galvanomètres commercialisés le seront en 1908, alors que le système était mature depuis presque dix ans, et la diffusion de la pratique s'opérera véritablement dans les années 20, liée à un autre tournant de la médecine : on commence à pouvoir guérir ce qui était jusqu’ici incurable. On y revient juste après.
Mais c’est avec le développement des unités de surveillance et des soins intensifs, services de presque remise en vie, rendus possibles grâce aux progrès de la science, que la visualisation en continu de l’ECG devient nécessaire, à laquelle Holter, physiologiste américain des années 50, ajoutera un signal acoustique venant se moduler en fonction de la fréquence cardiaque enregistrée — signal aujourd’hui caractéristique. L’histoire de la prise en soin de la polio illustre ce phénomène de façon toute particulière.
20e · le cas de la polio, ou le poumon d’acier et la naissance des soins critiques / maintien en vie et nécessaire surveillance
La poliomyélite, maladie disparue depuis l’Egypte ancienne, est une épidémie qui est réapparue au 18e siècle. Cette épidémie connaît un pic dans les années 50, les patients affluent dans les hôpitaux, dans des proportions équivalentes à celles du Covid à l’échelle de l’Europe, et le système de santé est poussé à chercher d’autres modèles de prise en charge. Le système du poumon d’acier, inventé quelques décennies plus tôt (1927), fut l’une des solutions reconnue comme efficace, suite à l’amélioration significative de l’état d’un enfant hospitalisé pour insuffisance respiratoire. Le poumon d’acier, cage dans laquelle le patient est installé, vient aider à recréer une pression négative ou positive, simulant ainsi une respiration utile à des personnes affectées par la polio, donc atteintes de paralysies temporaires de leur corps. La ventilation artificielle créée par ce poumon d’acier nécessitait une surveillance permanente du niveau de gaz dans le sang artériel. Et c’est là que les systèmes de surveillance continue, développés plus haut, ont commencé à coloniser les hôpitaux. Si les poumons d’acier ont quasiment disparu, les systèmes de surveillance individuelle, notamment pour les patients au pronostic vital engagé, eux, sont restés. S’assemblent ainsi les briques des soins intensifs actuels. On ne soigne plus, on guérit, et les systèmes de surveillance ont pour cela besoin d’être à la hauteur de l’ambition médicale, c’est-à-dire précis, et continus.
1930-1950 · Naissance des soins critiques : avant les patients mouraient, là ils pouvaient être sauvés, mais c’est autant de gens à surveiller
En 1930, un médecin déplore que “[…] parmi 400 maladies connues, 7 sont curables par médications et 5 par inoculation. L. Thomas, médecin américain, commença ses études médicales en 1933 et rappelle qu’en 1901, date du début des études médicales de son père, on ne parlait pas de traitements, en dehors de la chirurgie. Les médecins étaient experts en diagnostic et, connaissant l’histoire naturelle des maladies, en pronostic. Les maladies bénignes guérissaient spontanément, malgré les traitements, disaient les mauvaises langues, et les graves avaient souvent une issue fatale. La médecine était « expectante » et les soins « palliatifs ». Les moyens de surveillance étaient réduits à l’examen clinique, au tensiomètre, au stéthoscope, aux pertes liquidiennes et à l’œil attentif des médecins et infirmières. Un patient choqué, victime d’un infarctus du myocarde était suivi de cette manière.
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, les techniques se sont largement développées. Les patients rescapés de guerre affluent dans les hôpitaux. Si nombreux qu’il n’est plus possible de maintenir une présence humaine au chevet de chaque personne malade. D’autant que le besoin est l’intervention chirurgicale, qui vient aider à la démocratisation de l’anesthésie pourtant mise au point par Edith Graham Mayo dès le début du 20e siècle. Il est alors d’autant plus nécessaire de passer d’une médecine de l’accueil de la parole du patient à celle de la mesure de son corps.
L’exemple de l’hôpital Saint-Pierre, à Leuven, montre que l’installation des services de soins critiques, et des moyens de surveillance afférents, s’est faite petit à petit : une première unité de 4 lits, destinée au traitement des insuffisants respiratoires et équipée d’un monitoring électrocardiographique pour deux patients, et d’un respirateur d’Ensgtröm. Puis une unité de 6 lits, avec un ECG en enregistrement continu, avec monitoring central. Après une nette diminution de la mortalité observée, cette unité a intéressé les laboratoires de chirurgie expérimentale, et a permis le développement d’algorithmes d’analyse des tracés E.C.G. et des courbes de pression artérielle.
Pendant cette période, l’ECG n’a ensuite que peu évolué, si ce n’est qu’il s’est allégé, et miniaturisé (électrodes à la place des solutions salées), précisé (standardisation des points d’accroche) et automatisé, permettant un enregistrement, une lecture et même une première analyse de plus en plus rapide, là où historiquement une heure était nécessaire pour lire une heure d’enregistrement préalable.
La mesure (et la collecte de données médicales) systématique est également plébiscitée au niveau politique, pour répondre à des enjeux d’harmonisation des classifications entre les différents pays du monde, à la mise en place du système de sécurité sociale qui impose de coder les affections, ainsi qu’à la sécurisation du risque pour les acteurs industriels.
1980 · Encadrement de la surveillance médicale
Au fil des années, de la modernisation des techniques, de la connaissance et conformément à l’évolution de la législation, il a été admis de surveiller les paramètres considérés comme vitaux pour attester de l’état de bonne santé d’un patient, qu’il soit éveillé ou pas. La surveillance, d’abord mise en place pour le maintien en vie, a aujourd’hui plusieurs fonctions : le diagnostic, le dépistage, la détection d'aggravation, le degré de réponse, la décision de fin de traitement, le suivi d’adhésion thérapeutique.
Aujourd’hui, un moniteur (ou « scope ») enregistre en continu, à fréquence régulière ou à la demande des professionnels :
le rythme ou fréquence cardiaque. Le cœur bat au rythme de 60 à 100 battements par minute (BPM) chez les adultes et les enfants sains, et de 90 à 120 battements par minute chez un nourrisson sain.
la fréquence respiratoire. Elle correspond au nombre de cycles d’inspiration-expiration par minute. Il est censée être compris entre 12 et 20 cycles respiratoires par minute (CPM). Ces deux fréquences sont captées à l’aide d’un électrocardiogramme (ECG).
la pression artérielle, ou communément appelée tension, correspond à la pression sanguine dans les artères. Elle est exprimée en millimètres de mercure (mmHg). La valeur normale de la pression artérielle est de 120/80 mmHg. Le chiffre le plus élevé est la pression maximale, lorsque le cœur se contracte pour se vider, c’est la pression systolique. Le chiffre le moins élevé est la pression minimale, lorsque le cœur se relâche pour se remplir, c’est la pression diastolique.
la saturation en oxygène dans le sang, la SpO2 (saturation pulsée en oxygène) donne donc le pourcentage d’hémoglobine oxygénée dans le sang qui doit être compris entre 95% et 100%.
la température corporelle, considérée comme normale entre 36.1°C et 37.8°C.
Au bloc opératoire, il est également demandé de suivre la sédation (activité électrique du cerveau).
Cela va amener les industriels à rendre de plus en plus disponibles ces dispositifs, en les allégeant, en les miniaturisant, afin de rendre le plus aisées possibles ces mesures de surveillance.
Le terme monitoring est un anglicisme, plus utilisé que son dérivé monitorage, dont la traduction française serait surveillance. Le mot dérive du latin monere qui signifie avertir, prévenir, mettre en garde (Médecine et Durabilité, Buclin, Herzig, 2013)
2005 · Trop d’alerte tue l’alerte
L’ensemble de ces données sont relevées grâce à des capteurs et des électrodes placés au contact du corps du patient et reliés au scope par des câbles. L’enjeu est d’alerter le personnel soignant si l'état du patient est instable. Ces moniteurs sont également connectés à des centrales de surveillance afin d’aider les personnels soignants à garder un œil — ou plutôt une oreille — sur les patients, même lorsqu’ils ne sont pas à son chevet.
Si à l’origine, l’objectif est d’outiller la vigilance pour garantir une meilleure surveillance, il a été reconnu depuis le début des 2000 qu’il existe un phénomène dit d’alarm-fatigue et de surdité attentionnelle dû à la quantité importante et non-hiérarchisée de signaux sonores (comme dans d’autres environnements tels que le cockpit d’un avion). Plusieurs études sont réalisées par des instituts de recherche ou des industriels comme le projet de Philips qui vise à réduire les plus de 200 alarmes qui retentissent par jour et par lit en moyenne. En réduisant de 40% le nombre d'alarmes, les patients ont pourtant révélé être mieux surveillés. Et la qualité de l’environnement de travail des professionnels s’en trouve directement améliorée. Des établissements étudient également de reporter les alarmes sur les smartphones des soignants, afin de sélectionner un nombre limité de patients à surveiller (3 par exemple) et de ne pas être pollué par les alarmes des autres chambres. Et s’il s’agit d’alarmes vitales, il existe un principe d’alerte en cascade pour reporter l’alerte, et ainsi de suite.
Le moniteur d’aujourd’hui est un appareil qui doit être alimenté électriquement (et d’une batterie en cas de coupures de courant) pour garantir une surveillance adéquate. Dépendance qui peut s’avérer critique. Finalement, la fragilité du dispositif supposé fiabiliser, redonne de la vulnérabilité à la personne surveillée.
Aujourd’hui · De la surveillance à la prévention
Comme tous les domaines industriels, le monitoring n’échappe pas à la promesse de l’intelligence artificielle et à l’infiltration des capteurs dans des objets connectés domestiques. La surveillance que nous décrivons est essentiellement effectuée dans les services de soins intensifs et critiques en établissement (et en hospitalisation à domicile). Grâce à la miniaturisation des capteurs, la rapidité de communication, ce qui était réservé à des environnements professionnels et techniques est désormais à la portée du quidam. Nombre de smartphones ou de produits connectés (il suffit de constater l’engouement pour des produits comme les smartwatch et autres bracelets connectés type Whoop) sont en capacité de mesurer le fonctionnement du corps et d’en délivrer une interprétation rapide pour faire évoluer son hygiène de vie (sommeil, vitalité et récupération), surveiller des paramètres de santé (fréquence et rythme cardiaques, indice de glycémie, oxygénation du sang, etc.). Les mesures sont effectuées sur des temps longs, ou à des fréquences plus régulières, permettant une mise en perspective enrichissante et complémentaire à la surveillance effectuée en milieu maîtrisé comme peut l’être une chambre d’hospitalisation. La logique préventive s’apparente alors plus à la médecine traditionnelle chinoise qu’à la philosophie curative des hôpitaux occidentaux. Il est intéressant de voir la manière dont des acteurs de l’IoT (Internet of Things) s’emparent du sujet.
Par exemple, Withings présentait au CES 2025 son concept Omnia, un démonstrateur de scan corporel qui analyse les données d’un écosystème d’objets connectés interopérables pour produire une synthèse immédiate de son état de santé. L’objet aux allures de Minority Report lui les révèle, projetées sur son enveloppe corporelle. Il illustre qu’il y a une partie visible et l’autre invisible dans l’état de santé général.
La plus grande plage de données exploitables facilite également le mécanisme d’analyse et de prédiction des moteurs d’intelligence artificielle testés par les praticiens en établissement ou libéraux, comme cette expérimentation réalisée au Royaume Uni qui augmente un stéthoscope de fonctions de diagnostic.
“The new stethoscope developed by researchers at Imperial College London and Imperial College healthcare NHS trust can analyse tiny differences in heartbeat and blood flow undetectable to the human ear, and take a rapid ECG at the same time.” (The Guardian, 2025) à propos du stéthoscope de l’industriel Eko.
Dans les derniers développements, l’objet stéthoscope se trouve maintenu et même augmenté, comme objet intermédiaire traditionnel de la consultation, avec l’avantage qu’il est familier. Si les données qu’il transporte sont encore tournées vers le médecin, et pas encore vers le patient, il est intéressant de voir que son format maintient une proximité avec le patient, lien qui peut être distendu avec le moniteur au pied du lit d’hôpital.
Par l’ensemble de ces dispositifs, c’est bien l’écoute du soignant pour son patient qui s’en trouve intermédiée. Mieux équipée, certes, permettant de comprendre finement l’invisible orchestre du corps, mais aussi distanciée. On le voit, on l’expérimente toutes et tous, l’expérience du soin monitoré, n’a pas la même saveur que l’écoute d’un·e médecin de famille. Certains d’entre eux s’attachent d’ailleurs à (re)former à l’écoute et à l’empathie, à l’écoute de la douleur, à l’attention au récit singulier.
On se focalise finalement de la guérison du corps, comme un objectif comptable, vérifiable. Mais n’en oublierait-on pas le bon rétablissement de la personne, le soin et l’attention dont elle a besoin à ce moment-là de sa vie ? Son corps peut être de nouveau “apte”, “capable”, mais comment va-t-elle ? Comment se sent-elle ? Quel espace de discussion, de lien, peut être offert dans les temps actuels, par nos soignants, et le système dont ils font partie ?
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction, de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
Le co-scopage
Tu te souviens ? Cette étrange sensation, ce frais sur le dos, quand le médecin venait y apposer son stéthoscope ? Ces longues secondes de silence, alors qu’il te demandait de respirer, fort, inspirer, expirer… Et il déplaçait cet embout froid, d’un endroit à l’autre, d’un geste précis, l’air de savoir ce qu’il fait. Toujours en silence, l’auscultation continuait, la langue, la gorge, les yeux, puis les oreilles. Quelques minutes au total, à découvert. Puis il revenait à son bureau, faisait quelques recherches sur son ordinateur, poussait de longues inspirations. Avant d’annoncer son diagnostic, et de proposer un traitement adéquat.
Mais qu’entendait-il, qu’écoutait-il, que regardait-il ? Le son et le rythme du cœur, les sifflements de la respiration, les bulles d’air coincées ici et là, nos déglutissements, nos os qui grincent… Que sais-je encore ?
Maintenant, je sais, je comprends ce qu’il écoutait. Nous aussi, commun des mortels, nous avons maintenant accès à notre monde de bruits corporels, notre musique, nos mélodies, nos rythmiques intérieures. Comme une attention portée à soi, au-delà du visible, pour rentrer en dedans de nos maux, de nos douleurs, de nos petits riens du quotidiens, mais qui, bien écoutés, peuvent être de véritables signaux faibles, en prévention de situations plus graves. Qu’il est réconfortant d’ouvrir cette parenthèse et de se sentir considéré.
On pénètre ensemble dans la chambre d’écoute, toute capitonnée pour nous permettre de bien m’entendre. Un dialogue aujourd’hui s'établit, avec mon médecin, autour de cette rythmique intérieure, autour de ses harmonies et de ses dissonances. Je reconnais un son, je prête une oreille attentive aux croches de mon petit cœur. Là, j’apprends à reconnaître le sifflement de mes bronches. Nous parcourons mes rythmes collectés ces derniers temps, annotés ponctuellement, lors d’un inconfort, une sensation, un mal passager ou récurrent. Une écoute attentive, dont la trace peut être enregistrée, pour être réécoutée ensuite. Finalement, il s’agit plus d’un prétexte pour construire une analyse à la croisée entre mon expérience de patient, et son expertise de soignant. Tendre l’oreille, régulièrement, pour mieux prévenir, pour prendre soin de mon corps et pas seulement.
Cette écoute de soi à soi, peut aussi être partagée, avec un proche, un voisin attentif, un parent pour son enfant malade, un enfant pour son parent vieillissant. Une façon d’exprimer les maux au-delà des mots quand ceux-ci ont du mal à s’exprimer, ou ne le peuvent plus. Un lien tendu, un fil préservé, entre la personne à soigner, et les personnes tout autour. Une vibration qui participe au soin, telle une attention silencieuse, qui écoute, avant tout.
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil des recherches et de nos lectures de ces dernières semaines.
Pour comprendre comment les poids et les mesures sont passés du système marchand et social, au domaine scientifique, j’ai dégoté cet ouvrage, Histoire universelle de la mesure, Logique des systèmes prémétriques, où l’auteur a eu la patience d’un panorama exhaustif du sujet !
Kesako ? Evidence-based medicine, préférences du patient et expertise clinique, un triptyque de la pratique médicale dans lequel vous pouvez vous plonger dans cet article de Philippe Bizouarn, Evidence-Based Medicine et expertise clinique. Ca c’est la partie théorique.
En pratique, je ne peux que vous recommander l’excellent La maladie de Sachs, ou encore Le chœur des femmes (adapté en BD), de Martin Winckler.
Si vous passez par le Japon, vous pouvez aller visiter « les archives du cœur » de Christian Boltanski, sur l’île de Teshima. Parce qu’il y a autant de poésie dans le nom de cet endroit que dans la newsletter de notre ami François, vous pouvez aussi explorer le Japon au travers de ses inventaires nippons — aussi savoureux qu’intelligents.
Pour prendre soin de vous (et notamment de votre peau qui vous démange) hors de toute data, vous pouvez toujours porter des tubes deuxième peau.
Sur le sujet de la fin de vie hors de l’hôpital et en toute agentivité, je vous recommande le dernier film de Pedro Almodovar, La chambre d’à côté. D’une beauté photographique absolue.
A écouter, 5 épisodes de 10 minutes pour explorer des futurs possibles pour notre système de santé, instructif, délicieux, inspirant ou déroutant, laissez-vous porter.
👋 Allez, à bientôt !

















Oh dis ! Merci pour la reco et surtout bravo pour cet article !