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Changer de point de vue : est-ce que ça n’est pas ce qui ouvre les yeux, le cœur, et l’esprit ? Cultiver sa curiosité, tenter de dépasser la première impression, lire entre les lignes, c’est ce que l’objet du jour nous permet de faire, depuis longtemps déjà.
Le microscope fascine en offrant une fenêtre sur un monde invisible à l’œil nu. Il bouleverse notre perception de la réalité en révélant des détails insoupçonnés. Vous souvenez-vous, malgré le froid des paillasses à l’école, de cet étonnant monde du tout petit ? Pour Aglaé Jolly, designer, (et première candidate spontanée pour le studio objets du travail 🥰), qui m’a accompagnée dans l’écriture de cette lettre, et pour beaucoup d’entre nous j’imagine, cet instrument suscite émerveillement et curiosité. À la croisée du ludique, de l’éducation et de la science, en nous offrant une fenêtre sur l’invisible, il a largement transformé notre regard sur le monde.
Mais comment est-il apparu ? Aujourd’hui indispensable en science, et dans l’industrie de pointe, le microscope n’a pas toujours été une évidence et est le fruit d’une évolution lente, intimement liée à l’évolution des techniques optiques et numériques.
⑇ Un peu d’histoire
Revenons donc sur l’histoire de ces objets pensés pour voir l’invisible…
🦕 Des origines du verre aux premières avancées optiques
L’histoire du verre débute vers 1500 av. J.-C. en Mésopotamie et en Égypte, où il reste longtemps rare et précieux. Une révolution survient à la veille de l’ère chrétienne avec l’invention du verre soufflé en Syro-Palestine, permettant une production massive et sa diffusion dans l’Empire romain. Dès l’Antiquité, ses propriétés optiques intriguent : la lentille de Nimroud (750 av. J.-C.) suggère une première exploration, poursuivie par Euclide et Ptolémée sur la réfraction, ainsi que Sénèque et Pline l’Ancien sur l’effet grossissant.
Au Moyen Âge, Ibn al-Haytham (965-1039) approfondit l’étude de l’optique et influence Roger Bacon (1214-1294), qui perfectionne les lentilles et invente la reading stone. Parallèlement, la fabrication du verre progresse, notamment à Venise dès le XIIIe siècle, où les artisans de Murano créent le cristallo, un verre d’une finesse inégalée, favorisant l’essor des instruments optiques.
🔮 La Renaissance · Naissance du microscope et exploration de l’invisible
C’est à la Renaissance que l’essor du verre et de l’optique favorise l’invention du microscope. Aux XVIe et XVIIe siècles, les lunetiers hollandais Hans et Zacharias Janssen expérimentent les premières lentilles et conçoivent un microscope rudimentaire vers 1590. Galilée, en 1609, développe un modèle similaire, baptisé occhiolino (“clin d'œil”).
Le véritable tournant survient avec Antoni van Leeuwenhoek (1632-1723), qui, dans les années 1660, fabrique un microscope à lentille unique atteignant un grossissement de 300 fois. Il est le premier à observer des micro-organismes, révolutionnant la biologie. Robert Hooke (1635-1703) perfectionne ensuite cet outil en développant le microscope composé, dont les deux lentilles permettaient de démultiplier l’effet grossissant. Il révèle ainsi, à la suite d’observations d’un bouchon en liège, l’existence des cellules, ce composant qui multiplié, forme la matière. Dans son livre Micrographia (1665), encore reconnu comme l’un des plus beaux livres de sciences, il compile ses recherches de l’infiniment petit à l’aide de dessins absolument magnifiques, révélant la beauté du monde vivant une fois regardé de très près.
Dès lors, le microscope devient un outil fondamental pour comprendre l’infiniment petit, révélant un monde jusque-là insoupçonné, où chaque goutte d’eau, chaque tissu vivant recèle une complexité insoupçonnée.
L’acceptation d’un tel changement d’échelle n’a pas été si simple. Si l’exploration du tout petit a été nourrie par la littérature (Voyages de Gulliver (1726), à la découverte du monde microscopique des Lilliputiens, ou encore Micromégas, où le microscope permet le dialogue avec les êtres minuscules), découvrir le microscopique a longtemps été imprégné d’une forme de sorcellerie (une de ces« sciences curieuses [...] qui sont connues de peu de personnes, qui ont des secrets particuliers »), de magie, liée probablement à un scepticisme : découvrir le microscopique, de la même façon que la révolution copernicienne, bouleverse la perception du réel. Est-ce que ce qu’on voit est bien réel ? Qui nous l’assure, étant donné qu’une machine fait l’intermédiaire ? Voltaire exprimait son doute car il ne voulait croire qu'à ce qu’il pouvait voir par ses propres yeux. Le microscope modifiait drastiquement la démarche de la science : comment accepter ce qui surgissait soudain de l’invisible ?
Le doute subsista longtemps, comme par exemple, dans ce conte de la fin du XIXe où une fée punit une jeune fille prétentieuse en l’affublant d’yeux microscopiques transformant le réel en « île aux monstres ». Le microscope, entre mystère, magie et curiosité, participe donc d’une véritable révolution du monde scientifique. « La science est en train de découvrir l’expérimentation, et de s’apercevoir qu’il ne suffit pas de regarder pour voir » (Jacques Roger, 1825)
Grâce aux avancées dans la fabrication du verre et la compréhension des phénomènes optiques, le microscope n’a cessé d’évoluer. Au XIXe siècle, l’industrialisation permet de produire des verres plats de qualité, rendant ces instruments plus performants.
En 1935, les physiciens néerlandais Gerardus Johannes Mulder et Hendrik Casimir inventent le microscope électronique par réflexion, qui repose sur la réflexion des électrons sur une fine feuille de métal pour former une image. Ce type de microscope est rapidement utilisé en métallurgie, notamment pour l’étude des microstructures des alliages et des défauts dans les matériaux industriels, améliorant ainsi la production d’acier et d’autres métaux. Les premiers modèles commerciaux voient le jour en 1939, mais leur développement est interrompu par la Seconde Guerre mondiale. En 1945, Max Knoll et Ernst Ruska créent le microscope électronique à transmission (MEB), offrant une image tridimensionnelle. Puis, en 1960, Charles Oatley l’améliore à Cambridge afin de permettre des applications en paléontologie, où cette innovation aide à analyser la microstructure des fossiles.
Dans les années 1970, Kenji Suzuki (Hitachi) conçoit le microscope électronique à balayage en transmission, combinant les principes précédents et ouvrant la voie à de nouvelles avancées. Cette technologie permet d’étudier des matériaux à l’échelle atomique et joue un rôle clé dans le développement des semi-conducteurs
🔬 De l’infiniment petit à l’infiniment grand : une histoire de résolution d’image
L’histoire du microscope est intimement liée à celle du verre, et est un exemple de la façon dont l’évolution des techniques permet le développement des sciences. Aujourd’hui, pour faire avancer les recherches en biologie, les révolutions techniques se situent plus dans le champ de l’image numérique, qui ouvre là encore des voies nouvelles pour observer l’infiniment petit. Si le microscope électronique classique a permis la découverte et l’analyse des virus, les microscopes à super résolutions (2006) sont capables d’observer des objets d’une taille au-dessous de 250 nanomètres (sachant qu’un nanomètre représente un milliardième de mètre, 50 000 fois plus petit que l'épaisseur d'un cheveu !). Cela permet des avancées notables dans l’analyse du cerveau. On peut observer les neurones (20 microns) avec un microscope classique, mais la résolution assez basse, et le niveau de détail pas très fin. Il était donc impossible de comprendre et d'analyser les synapses, les connexions neuronales, d’1 micron. Les microscopes à super-résolutions permettent non seulement d’analyser les synapses, mais l’activité à l’intérieur de celles-ci, grâce à une résolution d’un centième de micron. Cela promet de véritables avancées scientifiques dans le domaine des maladies neuro-dégénératives, dont le fonctionnement, et donc l’action sur elles, était inaccessible jusqu’ici.
Si l’on est capables d’entrer de plus en plus en profondeur dans les petites échelles du vivants, des capteurs permettent aujourd’hui de comprendre l’activité globale d’un être vivant. Plutôt que de partir d’un extrait de tissu vivant, une captation en temps réel peut avoir lieu par le biais d’un dispositif directement sur l’animal, permettant d’accéder à l’activité neuronale, par exemple, en temps réel. Cette captation in-situ, combinée à une analyse multi-échelles, ouvre des voies de plus en plus prometteuses vers une médecine ultra-personnalisée.
La précision de l’imagerie médicale opère de véritables transformations au-delà des avancées scientifiques et de la compréhension du corps humain. Elle permet finalement de déléguer de plus en plus d’actes d’extrême précision, en chirurgie par exemple. Le Da Vinci, en service depuis les années 2000, est un robot chirurgical à 7 bras qui contribue à réaliser des opérations les moins invasives possibles, et augmente la précision du geste des chirurgiens. Il repose sur un système d’imagerie, là encore, d’extrême précision. Robeauté, aussi, révolutionne l’accès aux neurones, de la façon la plus minimaliste possible — “un micro-robot pour soigner le cerveau”.
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction, de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet. Laissez-vous transporter !
Et si l’on changeait d’échelle pour observer le monde ? Nous avions, dans les années 10-20, à portée de main, un appareil photo (ou plutôt un téléphone multi-fonctions) qui offrait à chacun la possibilité de capter sensiblement tout ce qui lui était visible à l'œil nu. Les reporters, les influenceurs, les séries télévisées, le cinéma, en avaient un usage permanent, presque sur-dosé, pour retraduire aux yeux de toutes et tous leur point de vue sur le monde. Et plus on avait de moyens, plus on avait les moyens d’influencer, voire d’imposer un point de vue, devenant petit à petit le point de vue dominant, partagé, mainstream.
Le rachat de X par Musk, les coups d’éclats médiatiques de Trump, finissaient par inonder toutes les discussions, et d’attirer l’attention (et donc d’absorber l’énergie) de la population dans une seule direction.
Pendant ce temps s’est opéré la révolution de l’infiniment petit, de l’invisible. À partir des déchets optiques et numériques déversés dans la nature par les humains, combinés à leurs savoir-faire de communication ancestraux, les insectes se sont emparés de ces matières premières, afin de les décomposer, recomposer, et de se doter à leur échelle, eux et elles aussi, de nano-caméras à emporter partout avec soi. Les araignées raccordèrent leur propre réseau à celui du grand Internet. Les micro-organismes marins servirent de connecteurs et d’informateurs clés pour en faire un réseau mondial. Les baleines firent circuler les informations sur des milliers de kilomètres. Les réseaux neuronaux se retrouvèrent ainsi, petit à petit, connectés les uns aux autres. Et les images commencèrent à affluer sur les réseaux humains. Des images de l’infiniment petit, des images du point de vue des plus fragiles, révélant ce qui pouvait apparaître alors comme insignifiant, et pourtant clé pour que le monde continue de tourner rond. Toutes les interdépendances furent révélées, et la communauté humaine en perdit l’équilibre. Leur regard tourné vers le pouvoir, l’argent, la guerre, soudainement envahi par la pollinisation, les micro-organismes souterrains, et la symbiose des espèces sous-marines. Le nombre d’espèces fit rapidement exploser le contenu créé, et surpassa les capacités de publications et d’influence des algorithmes auparavant détenues par quelques puissants. Leur soif d’expression, si longtemps sous cloche, était telle que leur vague fût inarrêtable.
Les face cam’, la caméra portée épaule, les plans de drones, les interviews sur beau fond de studio, furent remplacées par de nouveaux angles de vue. Les sons captés furent d’une richesse telle que le métier de bruiteur connut une nouvelle ère. Un nouveau format de télé-réalité fit fureur, révélant les scandales cachés parmi les coléoptères. Les textures des feuillages transformées à l’orée des villes, le débat des insectes sur la constitution de sol parfaite pour faire son nid, les pubs instagram focalisées sur les meilleures techniques de fabrication de chrysalides pour passer l’hiver — sont les nouveaux sujets hypes que tout le monde se repartage. Les humain·es, ainsi décontenancé·es mais aussi chatouillé·es dans leur curiosité, observent ce monde du tout petit, avec la même avidité qu’à l’époque sur les images de guerre, mais là peut-être au service d’une attention plus grande portée vers les plus fragiles, et d’une admiration plus saine parce que ces derniers sont absolument autonomes, libres et indépendants des organisations autocratiques que l’humanité a cru bon de déployer.
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil des recherches et de mes lectures de ces dernières semaines.
Envie de continuer à renverser les échelles ? Un petit voyage en Belgique vous emmènera dans le cœur des entrailles du corps humain, échelle XXL.
Pour comprendre comment le microscope renverse les points de vue, cet article sur Le monde inversé.
Ma meilleure lecture lors de ces recherches, qui démontre que la littérature a souvent (toujours) de l’avance sur la science, parce qu’elle travaille les imaginaires qui rendent possible les inventions.
Robeauté est un autre exemple d’une idée née dans la fiction avant de prendre vie dans la science et le business. Le Ted de la fondatrice est hyper inspirant.
Ça me fait penser à l’excellent bouquin Contes de la Lune, de Frédérique Ait Touati, où elle démontre exemple après exemple l’influence des récits de fiction sur la science.
Et pour continuer de changer de point de vue, je vous recommande l’excellent voyage sous-marin proposé par des baleines, L’invention de la mer, de Laure Limongi. C’est juste magique, beau, époustouflant. Offrez-vous ce cadeau. En plus l’édition est magnifique.
J’ai aussi adoré le voyage aux divers chapitres que nous propose mon ami Quentin dans sa dernière newsletter, de l’Aveyron à l’Amazon(ie) en passant par sa tête.
Et pour changer de point de vue, là encore, rien de mieux que la dernière Lettre de la peau.
Quel voyage dans le temps mais aussi tout proche de nous!! Hâte de voir ce que notre environnement naturel nous prépare pour nous faire voyager ;)