Hello 👋
L’objet dont je vais vous parler aujourd’hui, le Hanko ハンコ, ce tampon emblématique qui régit chaque acte contractuel japonais, a été l’objet déclic qui m’a amené à créer ces billets. Merci à Laetitia Vitaud pour la découverte — dont la newsletter alimente mes réflexions chaque quinzaine 🙏
Depuis 2015, je m’intéresse en effet à la façon dont le design transforme les entreprises et le travail. Petit à petit, au-delà de la “démarche design” qui ramène une approche par l’humain et le tangible dans les entreprises — complémentaire aux regards économiques et techniques — je raffine mon approche sur la question.
Pour en avoir conçus quelques-uns, je suis convaincue que nos outils, nos objets, nos lieux, nos apps, transforment nos usages. Si c’est vrai dans notre vie quotidienne, ça l’est peut-être encore plus dans nos vies professionnelles, où nous n’avons pas toujours le choix des objets qui façonnent nos journées, et où ces objets sont très souvent à l’image de la culture de l’entreprise ou de la profession dont on fait partie.
Et l’exemple du Hanko, qui a fait quelques titres ces dernières semaines, l’a bien montré. Cet objet, plus petit qu’un briquet, n’a pas permis à la population japonaise un passage aisé au télétravail pendant le confinement. Si les raisons sont aussi culturelles — cette fois à l’échelle d’un pays entier — cet objet est aussi le symbole de pratiques professionnelles qui perdurent.
🦕 Un peu d’histoire
Je ne suis pas historienne. Ni sociologue. Ni archéologue.
J’effectue mes recherches en m’intéressant particulièrement aux usages et à la forme des objets étudiés, ce qui peut me conduire à certaines approximations… N’hésitez pas à compléter, je serais ravie !
5500 av. J-C
Signaler sa propriété
Contre toute attente, l’origine du hanko n’est pas japonaise ! Les premières marques du genre sont nées en Mésopotamie 5500 ans av. J-C. Signes gravés sur des pierres en forme de cylindre, puis roulés dans de l’argile, ils permettaient aux éleveurs notamment de marquer la propriété sur leurs terres. Les Egyptiens avaient leur propre marque portée au doigt sous la forme d’une bague. Elles ont pris la forme en Europe des sceaux en cire rouge que nous connaissons bien, utilisés par l’Eglise et la bourgeoisie.
I-XVe siècle
Établir un pacte
Le plus vieil hanko japonais connu, est offert en l’an 57 par un empereur chinois au gouverneur d’une terre du sud du Japon (Kyūshū 九州). En or et gravé d’un serpent, ce hanko aurait été le marqueur de l’autorité chinoise sur cette terre. Il faut attendre le Moyen-Âge pour que le hanko soit utilisé de façon plus large pour la signature de documents officiels par les autorités japonaises. Il devient pendant cette période monnaie courante auprès des samourai, des commerçants et des agriculteurs.
La couleur vermillon, encore utilisée aujourd’hui, n’a pas été choisie au hasard : symbolisant ainsi engagement, confiance, honnêteté et loyauté, elle rappelle la couleur sang de l’emprunte digitale préalablement ciselée par l’épée des Samourai avec laquelle ils scellaient leurs pactes.
1870s
Bureaucratiser, organiser, contrôler l’identité
C’est à cette époque que les japonais se sont vus assignés un nom de famille, privilège alors réservé aux élites. Dans une ambition de rationaliser et de bureaucratiser la société japonaise, la loi imposa aux japonais d’apposer leur hanko sur tout document officiel, contournant ainsi l’illettrisme de la population : un simple coup de tampon à l’effigie du propriétaire faisait office de signature soignée. Il faut rappeler ici la difficulté d’apprentissage du japonais — sa lecture et son écriture nécessitant de mémoriser plus de 3000 signes différents.
De nos jours
Contractualiser, vérifier, valider, superviser
Toutes les actions contractuelles ou gouvernementales requièrent aujourd’hui l’utilisation d’un hanko, preuve de l’identité et de la validité du propriétaire. Cet objet est donc l’emblème absolu de la bureaucratie japonaise. Et c’est tout naturellement qu’il s’est imposé dans la sphère professionnelle. Vous n’êtes pas sans savoir que la culture professionnelle japonaise est l’une des plus hiérarchiques du monde. Et le hanko en est l’incarnation même.
Chaque salarié, mais aussi chaque entreprise, possède plusieurs hanko à l’effigie de son nom.
Il est par exemple utilisé comme système de pointage des salariés. Il perdure face à des systèmes de tracking plus évolués, du fait de son accessibilité de lecture : les marques vermillon apposées sont compréhensibles d’un coup d’œil par les managers.
Il est également utilisé pour accuser réception et prise de connaissance d’un document, mais aussi pour valider l’information par un supérieur hiérarchique. Il permet aussi, évidemment, de signer des contrats. Mais attention, si tamponner est une action qui peut être réalisée plusieurs fois par jour, la qualité du tampon sera évaluée par les collègues : un hanko tremblant, ou mal réalisé, sera interprété comme un manque d’intérêt ou de sérieux professionnel. Plus l’enjeu à “valider” est important, plus la pression sur la personne qui tamponne est haute, au point qu’il est courant d’observer ces dirigeants prendre une grande inspiration avant d’apposer le hanko sur un document important.
Il est également de mise de ne pas mettre autre chose que son nom sur la gravure du hanko. L’associer à un titre honorifique, comme Dr. par exemple, est assimilé à une incapacité de l’individu à exister pour et par lui-même, en son nom propre — cette personne ne paraît alors pas très fiable.
“It’s said that people who are confident and accomplished do not need to tell others that they are.”
Les hanko eux-mêmes sont hiérarchisés ! Un hanko rond représente un individu, un hanko rond avec double cerclage dans la gravure représente un individu et la personne morale qu’il représente (une entreprise par exemple), et un hanko carré représente quant à lui une entreprise ou une institution. Et souvent, plus cette dernière est importante, plus le hanko est grand. Celui du gouvernement, par exemple, prend…toute la place.
Ce qui fait perdurer cet usage presque anachronique dans une société aussi avancée en matière de nouvelles technologies, au-delà de la croyance en un système d’authentification des plus infaillibles, c’est probablement son attachement à une pratique artisanale ancestrale, signe de l’histoire à laquelle est très attachée la population japonaise — mais la crise actuelle a remis le débat sur la table.
Il est effet critiqué parce qu’il serait facilement falsifiable, qu’il serait facilement imitable, et qu’il ne constituerait donc pas une trace unique. Il est aussi remis en question car il reste en vigueur même dans environnements très digital friendly : il ralentit donc les procédures, et ne permet pas de contractualisation digitale à distance. Les offres pour digitaliser ses process sont donc pléthores sur le marché japonais. Et la crise du Covid a même inspiré une campagne de pub qui arrivait… à propos, dans le métro, visant les travailleurs qui se rendaient sur leur lieu de travail pour un coup de tampon.
On pouvait y lire les inscriptions suivantes :
Telework has begun.
I came to work to push the stamp.
What do you really need to do? What do you need to spend your time on?
Le maintien d’une telle tradition liée à la propriété individuelle pose vraiment question dans un pays plutôt connu pour le principe du “Ce n’est pas à toi, donc tu ne touches pas”, et où l’on peut laisser sereinement ses affaires sans surveillance dans un café en plein Tokyo, parce qu’on est sûr.e de les retrouver.
🎈 Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction,
de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
— Alors, ça a été hier soir ?
— Je suis épuisée, mais ça s’est bien passé pour une première. J’ai été habituée à un moins bon accueil : la dernière fois j’avais vu quelqu’un à l’arrière d’un entrepôt, je me souviens c’était en plein vent, ils m’avaient filé un sac, un ciré à l’effigie de la marque (et ça c’est quand tu as de la chance !), et puis hop, c’était parti, t’avais ta première commande, et tu devais filer droit… et vite surtout !
— C’est sûr… Ils ont des politiques de protection de salariés toutes soi-disant plus attractives les unes que les autres, mais en fait ils se protègent — surtout depuis le raffut des travailleurs sans-papier — et au final ils font tous la même chose…
— Et bah écoute, étonnamment eux non. J’ai senti quelque chose de différent. Bon, déjà, ils sont généreux sur l’équipement qu’ils te donnent — sac, casque, ciré, porte-téléphone, et même quelques rustines ! Et si tu as besoin, tu peux même avoir un vélo. Mais à la limite tu te dis, “c’est bien le strict nécessaire”. C’est ensuite que j’ai un peu halluciné. Il était déjà 18h, je pensais aux commandes qui allaient commencer à arriver, je commençais un peu à stresser. Et en fait, la personne qui m’a donnée le kit m’a aussi confié ce petit objet — regarde.
— Trop beau ! C’est en bois ? Et c’est quoi cette gravure dessus, elle veut dire quoi ?
— Je ne sais pas. J’ai vu avec les collègues que personne n’avait le même : ça a l’air d’objets uniques, fabriqués à la main. Comme s’ils étaient à l’image de chacun de nous.
— Et il sert à quoi alors ?
— Il m’a dit “à signer tes livraisons”. Un peu comme on signerait une œuvre quoi. Sur le coup j’ai trouvé ça hyper bizarre. Et puis bon, j’ai commencé ma tournée. Je prends une première livraison, je vois le cuisto apposer un coup de tampon avec un objet similaire au mien, sur le sac de la commande. Ce geste a créé une véritable respiration, quelque chose de presque solennel dans le brouhaha ambiant. C’était beau.
Et arrivé devant la première adresse, j’ai compris qu’on attendait la même chose de moi. Que je devais effectuer ce geste à mon tour, pour déposer aux côtés de la trace précédente ma propre signature. Et ce geste m’a encore une fois apaisée, car tu te doutes bien que j’étais toute essoufflée.
— C’est génial : ça veut dire qu’à l’arrivée la personne que tu livres a sur sa livraison une combinaison de signes uniques. Et se rappelle qu’il y a une quantité de personnes derrière cette livraison. Tu crois qu’il y a des gens qui les collectionnent, ces traces ?
Alors, nos usages et notre culture ne sont-ils pas largement influencés par nos objets ?
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Les objets explorés seront de tout ordre — digitaux, outils, mobilier, objets insolites, disparus ou de demain… Ne manquez pas le prochain !
Moi c’est Marion Desclaux, et je m’intéresse au lien entre design et travail depuis 2015. Designer de services chez User Studio, je développe ma pensée au travers de projets, d’articles, de conférences et de tout autre format ! Ces billets s’inscrivent dans une réflexion plus personnelle, mais j’ai la chance de développer ces questions au quotidien, en contribuant à améliorer les expériences professionnelles des facteurs, conducteurs de train, soignants, commerciaux, transporteurs… — par le prisme de leurs environnements et de leurs outils.
🤓 Les articles qui m’ont inspirée
J’ai distillé ces liens au fur et à mesure de votre lecture,
mais les voici en un seul endroit !
Japan Needs to Telework. Its Paper-Pushing Offices Make That Hard, l’article du déclic, qui montre l’ambivalence entre robots humanoïdes et culture du fax au travail
Hanko (判子) , si vous souhaitez progresser en japonais et comprendre le sens subtil des mots utilisés
Traditional Japanese seal system hampers telework for some, ou le curieux usage du fax pour conduire une enquête sur le télétravail
'Hanko' fate sealed by test of time, sur les origines du hanko
The Use of Hanko in Japan: Past and Present, qui met le doigt sur quelques erreurs à ne pas commettre dans l’utilisation du hanko
How Hanko are used in the office, article qui recense quelques pratiques professionnelles tout à fait inspirantes
Coronavirus Is Forcing Japan to Rethink Its Custom of Stamping Documents by Hand, qui montre comment une telle tradition met en danger la santé de la population
Hanko’s Time To Go? Blockchain as a Solution to Japan’s Remote Working Issue, ou comment la blockchain serait plus fiable et en même temps fidèle à la culture japonaise
Japon : La pandémie fait progresser l'égalité femmes/hommes, une vidéo qui revient sur la culture professionnelle japonaise
「ハンコを押すために出社した」在宅勤務ができない人の心を“代弁”した広告に共感, un article en japonais qui retrace l’histoire de la pub qui a fait polémique au Japon pendant la pandémie
Effect of digitization on the Japanese writing system, pour un aperçu rapide de la complexité de lecture et d’écriture des idéogrammes japonais
Les 7 roses de Tokyo, un roman qui raconte la Seconde Guerre Mondiale au Japon, et qui rappelle les raisons de l’attachement des japonais à leur culture ancestrale
Futur.e, le podcast de Social Builder, par Pauline Rochart, ou la valeur des métiers évaluée selon l’utilité aux autres, et l’utilité pour soi
Le makhila, la canne basque, sept générations d'artisanat familial, un héritage artisanal à l’image de la personnalité de son propriétaire
Des livreurs sans papiers employés par Frichti réclament leur régularisation, ou comment la gig economy continue de faire scandale