Hello 👋
Entre 20 et 40 fois par jour, soit 2 à 5 fois par heure. C’est le nombre de fois que j’utilise l’objet du travail dont nous allons vous parler aujourd’hui. Cette newsletter s’inscrit dans une perception du temps qui semble s'accélérer pour repousser les limites de ce qu’il est possible de faire en seulement 24 heures. Pour arriver à pousser les murs du temps, rien de mieux que d’écrire à plusieurs. Cette fois-ci c’est Valentine Perrin qui m’accompagne, pour réfléchir à notre rapport au temps.
Un contexte incertain et exigeant, où chaque jour est une nouvelle occasion de défier les lois de la physique. Succession de réunions, grève de cantine, fuite au niveau d’un tuyau de la salle de bain ou encore beerstorming avec ses collègues… Même si tout n’est pas anticipé, grâce à l’outil que l’on va vous présenter aujourd’hui, vous pouvez accéder à une meilleure gestion de votre temps, aussi bien dans le privé qu’à travers votre vie personnelle.
Cet objet qu’on côtoie tous les jours, celui qui nous accompagne et suscite en nous autant de sentiments controversés, tantôt positifs puis négatifs, c’est l’agenda ! Son rôle dans la prévision, la hiérarchisation et la planification peut être un allié organisationnel et peut être plus ou moins…
⑇ Un peu d’histoire
Revenons donc sur l’histoire de ces objets qui orchestrent notre temps, pensés d’abord pour alléger la charge mentale…
🦕 Du calendrier, à l’horloge, à l’agenda
L’agenda, à l’origine, c’est la “to-do” de la ville — le livre des comptes. Par extension, au 17e siècle, l’agenda prend la signification du “carnet sur lequel on note ce que l’on a à faire”, sens qu’on lui confère toujours aujourd’hui.
Nous n’allons pas remonter ici à la façon dont l’humanité a séquencé le temps, car c’est déjà un peu fait ici dans une précédente newsletter, mais la dimension temporelle, dans tous les cas, est historiquement incarnée par le calendrier, qui tente de relier le temps vécu au temps cosmique (révolution terrestre, révolution lunaire). L’horloge, vient quant à elle quadriller à la seconde près notre temps. Elle est apparue dans les monastères à la fin du XIIIe siècle, pour sonner les rites ecclésiastiques, puis devient centrale sur les places de villages, et dans les usines. D’un usage collectif, elle trouve petit à petit sa place dans les maisons, puis se rapproche encore plus de l’individu jusqu’à s’imposer sur le veston, puis sur le poignet.
📘 L’agenda, objet multiple : pense-bête personnel et promesse sociale
“L’agenda est à la société post-moderne ce qu’est l’horloge à la société moderne et le calendrier à la société traditionnelle. (...) L’agenda peut être considéré comme l’outil le plus élaboré, (...) dans la mesure où il intègre les jours du calendrier, les heures de l’horloge et la variété des activités planifiées. (...) [Sa complexité est augmentée du fait que] l’aménagement du temps n’est plus seulement dicté de l’extérieur, il est en partie commandé de l’intérieur par le propriétaire dudit agenda.”
L’agenda est d’abord un simple calepin, c’est un peu la “to-do”, le post-it version carnet relié. Mais il s’élabore, au départ avec de simples dates, en en-tête. Il prend aussi la forme d’un livret de comptes, pour gérer les dépenses à venir, ou noter les dettes.
L’agenda est finalement la synthèse de l’almanach (un calendrier annonçant les fêtes à souhaiter et principales dates civiles et religieuses), objet collectif, et du simple calepin, objet individuel certes, que tout artisan, commerçant utilisait comme pense-bête, liste des choses à honorer pour d’autres, se distinguant en cela du journal (intime). Le temps n’est plus dicté, mais il façonné par l’agenda dudit propriétaire.
En ce sens, l’agenda oblige : d’un engagement verbalisé (commande à honorer, rendez-vous pris), son inscription écrite la matérialise, afin de sceller un pacte vers sa concrétisation, envers soi-même, mais également envers les autres — un contrat tacite en somme, qui repose sur la bonne foi de ses contracteurs.
“Par la parole redoublée d’un écrit qui excède une simple fonctionnalité mnémonique, l’agenda engage présentement soi-même dans un certain futur” (Jean-Pierre Boutinet, L'agenda, un objet nomade énigmatique, 2004)
🕰️ L’agenda, le compagnon mobile du quotidien des personnes au temps compté
L’agenda prend la forme contemporaine (papier !) d’objet de prise de note de poche et de compagnon du quotidien, dans les années 1900. Si plusieurs se targuent d’être les inventeurs de cet objet, les archives montrent un signal diffus, une évolution lente, du carnet de notes, au précis de spécialistes, en passant par une opportunité pour les commerçants de faire leur publicité tout au long de l’année.
Mais comme on aime à colporter les noms d’inventeurs, souvent plus à l’origine d’une commercialisation à grande échelle que de l’invention du dispositif, on peut citer le colonel Disney, un artilleur britannique, qui avait besoin de consigner en un seul endroit ses calculs d’artillerie dans un classeur muni de feuillets auquel il rajouta un calendrier et un répertoire. Cet objet était pensé comme un compagnon mobile au jour le jour, capable de tenir dans sa poche de vareuse. Son format s’impose alors : hauteur de 17 centimètres.
Puis au début des années 50 c’est un médecin français, Francis Beltrami, qui n’était pas le premier à avoir besoin ses rendez-vous, qui réinventa le format en affichant, plutôt qu’une visibilité au jour le jour, une vue sur la semaine sur deux pages côte à côte. Il y ajouta des emplacements vides afin de noter des informations sur ses rendez-vous. Si ce format fait l’objet d’un dépôt, le Agenda Planing®, je n’ai pas trouvé de trace, d’agenda Quo Vadis vintage qui démontre la paternité sur la vue en semainier.
Ce qui est sûr, c’est que ce fût un succès auprès de ses confrères, il décida donc de le commercialiser. Quo Vadis voit le jour en 1954 et entre dans le giron d'Exacompta-Clairefontaine en 1999, pour une production internationale de près de 8 millions d’agendas par an ! Un signal de plus qu’il est bon de marqueter les idées des autres…
📱 L’agenda, au cœur de la multifonctionnalité, au cœur de l’hyperactivité
Nulle surprise donc que cet objet complexe soit l’un des premiers à investir nos objets numériques multi-fonctions.
Il s’est transformé avec le PALM (ancêtre des années 2000 de l’iPhone qui rappellera peut-être des souvenirs à certains), premier compagnon digital multi-tâche des professionnels. Rappelez-vous de cette douce sensation du stylet sur un écran plus ou moins réactif, au retour haptique loin de la finesse de l’Apple Pencil.
C’était bien essayé, mais finalement nos doigts, le trackpad ou la souris, suffisent pour faire glisser un créneau à la place d’un autre, ou pour envoyer une invitation à un collègue. Aujourd’hui, c’est l’agenda numérique — Google Agenda, Calendar, Microsoft — qui s’impose dans nos pratiques professionnelles et personnelles, se synchronisant d’un support à l’autre : l’ordi, le téléphone, la tablette. Véritable cockpit de la vie moderne, il passe d’une gestion personnelle voire intime dans sa version papier, à un partage collectif (agendas partagés), jusqu’à laisser la main à d’autres (calend.ly etc) de remplir nos agendas sur les plages encore disponibles, voire à des algorithmes pour aider à l’optimisation maximale de l’agenda. Une véritable décharge mentale : mais parfois aussi au prix d’une surcharge temporelle et cognitive ?
Est-ce que vous aussi, du coup, vous créez des plages de focus plus ou moins factices pour tenter de sauver quelques heures de concentration devenues rares ? Arrivez-vous à tenir ces accords tacites passés avec vous-même ? Pour moi, ce sont les engagements les plus durs à tenir, et je serais ravie de lire vos astuces !
On voit d’ailleurs un retour au papier pour s’organiser, avec une profusion de formats proposés, ces paper planners dont le magazine Wired tire le portrait — du semainier, à l’agenda par saison, en passant par des formats sans date, à celui qu’on peut personnaliser à l’infini, à l’agenda qui permet de répertorier ses meilleures lectures, à celui adapté pour les fans de to-do lists, l’offre ne fait que de s’élargir. Peut-être est-ce parce que l'agenda, dans sa version digitale, peut “se plier au moindre contretemps ou changement, annulant sans laisser de trace l’engagement antérieur”, diluant ainsi les promesses tacites qui régissaient historiquement nos interactions sociales ? La possibilité que nous laisse l’agenda digital de superposer des engagements, des créneaux, différents agendas, ne dilue-t-il pas, au lieu de l’encadrer, notre rapport au temps ?
🌍 L’agenda, un miroir culturel de notre rapport au temps
Il est donc l’objet d’excellence des hyperactifs, des optimisateurs, mais quid des cultures ou des milieux où il n'existe pas ou peu : quel rapport cela construit-il ?
“There are correspondences between the order of time, the order of society, and the order of nature. If sacred time is evaluated in relation to the origin and the ancestral traditions, it also is the intense present in the rite of spirit possession and the future of messianisms. In everyday life marked by work, there is a compensation between lunar and solar year. Events are kept in memory and divination aims at controlling a possible disorder. The time schedule changes with the seasons and depends on social and individual occurrences. In social institutions, time marks the stages of life, the modifications of status. Through ritual, time can be decoded, modified, or stopped”
(Claude Rivière, Anthropos, 1995)
E.T Hall, anthropologue, distingue une gestion du temps monochronique, linéaire, planifiée, rigoureuse et segmentée — que l’on pourrait lier à la façon dont les occidentaux ont agencé l’agenda — et le temps diachronique, caractérisée par une agilité dans l’exécution simultanée de différentes tâches. Dans la première perception, le temps doit être optimisé, hiérarchisé, organisé, minuté, anticipé, pour “ne pas perdre du temps”, voire en gagner.
Dans une perception diachronique, le temps s’écoule de façon fluide et abondante, échappant ainsi aux notions de perte, de gain. L'accomplissement de la tâche prime sur l’échéance, et peut donc être interrompue autant de fois que nécessaire. Le temps s’adapte au groupe, aux situations, aux événements, laisse l’espace aux échanges, et non l’inverse. Le temps y est plutôt organisé en séquences et non pas heures. C’est l’action qui crée le temps, et non l’inverse.
Si on prend la définition stricte de Hall, pourrait-on se dire que ceux cherchent à mener plusieurs activités en parallèle sont dans un temps polychronique. ? Pas si sûr.
“A polychronic culture is a culture in which people value, and hence practice, engaging in several activities and events at the same time. Monochronic cultures are more linear in that people prefer to be engaged in one thing at a time.”
Tout dépend d’à quel point la quête est individuelle, et fait fi du rythme du groupe, ou au contraire qu’elle se synchronise aux rythmes des autres, comme au Japon, “où les gens synchronisent leurs respirations”, ou dans ces analyses de collectifs, qui montrent une étonnante synchronicité des mouvements, propre à chaque ville, chaque groupe, chaque relation.
Selon moi, les meilleurs pour représenter le temps, offrir plusieurs vues, passer de l’une à l’autre de façon fluide, ce sont les Japonais. Voyez plutôt le soin qu’ils apportent à proposer dans un seul agenda, une vue annuelle, mensuelle, hebdomadaire.
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction, de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet. Laissez-vous transporter !
Qui aurait cru dans les années 20 que la considération envers les cycles naturels serait si importante ? Qui aurait pensé qu’en dépit des efforts collectifs pour préserver notre environnement, nous nous réadapterions à la nature et non l’inverse ?
J’ai longtemps imaginé mon quotidien calqué sur ce que notre très chère Dame nous murmure à l’oreille, en ayant moi même longtemps fait abstraction de ces signaux. Mais quelle fierté de faire partie d’un tout, d’une interconnexion qui me rend consciente de mes forces et de mes faiblesses et qui par association avec les phénomènes nous rend plus forts face aux défis.
Tu te demandes sûrement à quoi ressemble mon quotidien en 2032 ? Ouvre les yeux, regarde chez nos ancêtres et tu comprendras. Mon organisation dépend des cycles de la lune, de mes cycles menstruels, des cycles solaires et saisonniers. J’accepte de cibler les espaces lors desquels je serai plus disponible mentalement pour y placer des échanges importantes, j’adapte mes jours de travail avec la communauté à la météo, après tout ça fonctionne plutôt bien quand on se déplace à vélo.
La lutte, je l’ai longtemps menée, pour un monde plus juste, soucieux des injustices sociales et environnementales. Loin des injonctions de productivité je reste tout de même sur mes gardes pour ne pas être victime d’une nouvelle tentative de dépossession de moi. J’ai accepté avec mon groupe de militants, de garder la main sur une forme de désobéissance civile en consacrant un jour brouillé par ci et par là dans les activités de salariée. Ça veut dire que je détermine un jour où on accepte de ne pas être disponible pour les autres. Mon agenda se brouille littéralement, et à partir du moment où je l’active, impossible de revenir dessus. Pendant 24 heures, personne ne sait où je suis, ce que je fais, je disparais complètement des radars.
Après les successions de catastrophes climatiques en 2026 et 2028, les consortiums internationaux infructueux, les épidémies, les JO de 2030 boycottés, et autres réjouissances il y a eu un avant et un après. Je suis convaincue qu’on a pris la bonne direction. Et toi c’est quoi ton agenda ?
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil des recherches et de mes lectures de ces dernières semaines.
Pour tout décrypter sur l’agenda, vous pouvez lire Vers une société des agendas, de J. Boutinet, dont certains chapitres ont largement guidé l’écriture de certains passages de cette newsletter.
Cette petite merveille glanée sur leboncoin, pour se rappeler toutes les précieuses informations que contenaient nos agendas de l’époque. Vraiment assez proche de ce qu’on peut aller chercher sur nos smartphones !
Si les paroles performatives et les promesses qui engagent vous ont intrigué autant que moi, et si vous voulez comprendre la différence entre actes locutoires, illocutoires et perlocutoires, je vous invite à lire ce court chapitre qui reprend les propos de John Austin, Quand dire c’est faire (1962)
Un entretien avec l’anthropologue Hall sur le temps polychronique et monochronique, mais je crois que son livre La danse de la vie, temps culturel, temps vécu, qui explore les dimensions cachées du temps, vaut plus le coup !
Parce que les japonais excellent toujours quand il s’agit de papeterie, je vous invite à vous régaler devant le souci du détail de ces différentes vues des agendas Discover, dans la section “How to use the diary”.
Sur le temps qui se répète malgré le temps qui passe, ou une belle illustration de ce que font les secrets de famille au fil des générations, je viens de terminer cet excellent roman, Nous traverserons des orages, d’Anne-Laure Bondoux. Étonnamment catégorisé en jeunesse, j’avoue qu’il faut quand même s’accrocher, plein de sujets très importants sont abordés.
Pour que le temps futur se conjugue à nos propres rythmes, il faut se rendre à Grenoble ! Il s’y organise un temps de réflexion sur le temps dans le cadre du programme Grenoble 2040. 20 février, 18h30, Hôtel de Ville de Grenoble.
Parce qu’on n’occupe pas son temps de la même façon en fonction de l’endroit où l’on vit, je vous recommande l’excellent ouvrage de Pauline Rochart, Ceux qui reviennent. Une douceur qui résonne, qui raconte ceux qui viennent d’un bled paumé, qui sont “monté à Paris”...et qui en sont repartis !
👋 Allez, à bientôt !