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Au regard du code du travail français, "il est interdit d'utiliser les échelles, escabeaux et marchepieds comme poste de travail. Toutefois, ces équipements peuvent être utilisés en cas d'impossibilité technique de recourir à un équipement assurant la protection collective des travailleurs ou lorsque l'évaluation du risque a établi que ce risque est faible et qu'il s'agit de travaux de courte durée ne présentant pas un caractère répétitif."
Quand j’ai découvert ça j’ai souri. Parce que derrière le mot échelle se cachent aussi l’échelle sociale, hiérarchique, ou encore les échelles de valeurs, de temps, ou de dimensions. Et puis parce que des formes d’échelles sont encore très présentes dans différents environnements de travail : la cueillette, le sauvetage, la construction, par exemple. Je serais d’ailleurs curieuse d’assister à un procès — tant les accidents d’échelle sont nombreux — avec une telle définition juridique.
⑇ Un peu d’histoire
Tout cela m’a donné envie de creuser l’histoire de cet objet aussi fonctionnel que poétique, aussi dangereux qu’utile, aussi simple que réglementé — là pour gravir les hauteurs inaccessibles à nous autres humains.
🐝 -8000, une histoire de miel
La première preuve tangible de l’usage d’une échelle se trouve en Espagne, dans une peinture rupestre. Deux hommes ont fabriqué, voire même tissé une échelle, à l’aide de végétaux souples. Tout ça pour… attraper du miel ! En effet, à cette époque, le miel était peut-être la seule source de sucre. Les peuples de cette ère étaient donc prêts à gravir des cimes inatteignables pour se procurer ce met précieux.
🏰 Au Moyen-Âge, une histoire de forteresses
Au Moyen-Âge, c’est une histoire de conquête aussi, mais de conquête de château fort cette fois-ci. Les assaillants d’une forteresse se dotaient d’échelles en corde, auxquelles étaient attachés des crochets. Une fois arrimées, ces échelles étaient un moyen sûr d’arriver à l’intérieur du chateau. Encore fallait-il arriver à éviter flèches et autres préparations brûlantes… Cet usage disparaît au moment où se développe l’artillerie permettant des attaques à distance.
Et l’histoire ne dit plus rien de l’échelle jusqu’en 1803 — tout de même. Il faut dire que cet objet ne requiert que peu d’évolution tant sa forme répond à son usage.
🧂 Un peu de vocabulaire
Un court détour par l’escabeau, l’escabelle, le marche-pied et le tabouret nous permet de voir que ces quatre termes se sont passés le relai sur le sens qu’ils détiennent. L’escabeau a longtemps été le fameux marche-pied, sur lequel on monte, ou sur lequel on repose ses pieds lorsque l’on est assis. Il est décrit comme une assise basse, sans dossier ni bras, reposant sur trois pieds — ce qui est quand même très proche de la définition du tabouret.
L’échafaud (ou échafaudage, terme retenu du fait de la triste image liée au premier terme), quant à lui, est défini comme cet « espèce de plancher fait pour s’élever à la hauteur des endroits où l’on travaille ». L’escabeau, la nacelle, mais encore d’une certaine façon le chariot élévateur ou la grue, en sont ses dignes héritiers. Et les techniques de rampe et de tractage au temps des Pyramides, ses ancêtres.
Alors quelles sont les particularités des usages de l’échelle par rapport à ces divers objets permettant à nous autres de nous élever ?
👩🔬 19ème, le siècle des brevets (d’échelle)
L’échelle obtient deux brevets à cette époque. Le premier est déposé à destination des pompiers ! Un projet avait été lancé pour imaginer un outil permettant d’accéder à chaque niveau d’un bâtiment avec une seule limite, la capacité physique de l’utilisateur. Un vrai brief de design… Une échelle à crochet, sur le modèle des échelles du Moyen-Âge, est imaginée, à la seule différence qu’elle est rigide.
Mais cette échelle ne sera pas adoptée : trop lourde, peu maniable. Il faut savoir qu’à cette époque, le sport n’est pas au programme de l’entraînement des pompiers : « Son poids et sa maniabilité ne sont pas compatibles avec la condition physique des gardes de l’époque ». J’adore.
L’histoire ne dit pas si c’est lié, mais dans la décennie suivante, le chef de corps des pompiers de Paris de l’époque, missionne le colonel espagnol Francisco Amoros qui a fait ses preuves en créant un corps de grenadiers-gymnastes au sein des forces espagnoles. C’est sous sa coupe que les pompiers sculpteront leur nouveau credo « Être fort pour être utile ». C’est ainsi qu’ils ont enfin pu adopter l’échelle à crochet — qui à cette époque pesait 20kg (aujourd’hui elle en pèse 8).
De l’autre côté de la planète, c’est le charpentier américain John H. Balsley qui apportera les évolutions les plus notables à l’échelle : il la rendra rétractable, et plus stable, à l’aide de pieds plats et non arrondis. Des détails qui se sont pourtant imposés, et qui ont même fait l’objet d’un brevet.
Ces deux innovations montrent que l’échelle est très utile pour des ascensions ponctuelles, dans des endroits a priori inescaladables, là où l’escabeau se prête bien à une station en hauteur plus longue.
🏙 20ème s., gratte-ciel et ascension sociale
Cette quête des hauteurs nous conduisit vers l’ascension des plus hauts sommets naturels de la planète (l’Everest fut gravi en 1953), mais aussi à créer les nôtres. On vit les gratte-ciels fleurir dans les villes, et les ouvriers risquer leur vie sur des échafaudages sans protection. Mais l’histoire de l’échafaudage sera pour une autre fois. Cela dit, le développement des gratte-ciels fut permis par un certain nombre d’innovations, dont celle de l’ascenseur. Et si cet objet mérite là encore un focus à part entière, il m’a donné envie de vous partager cette petite merveille : la ville de Prague a remplacé, dans les années 30, les traditionnelles échelles de bibliothèque, montées sur rail, par des elevator desks — une parfaite illustration de la toute-puissance bureaucratique de cette époque, et en quelque sorte l’ancêtre du scroll sur nos interfaces d’aujourd’hui, qui s’appuie sur un système qui a su miniaturiser nos données, et donc minimisé nos déplacements.
À l’inverse, les chaînes de production ont renversé la donne : c’est l’objet fabriqué qui se déplace à hauteur de l’opérateur. Là encore, un sujet pour une autre fois !
📏 Aujourd’hui, l’échelle réglementée
Malheureusement, l’échelle et l’escabeau sont aujourd’hui responsables de nombreux accidents de travail entraînant une incapacité définitive. C’est la raison pour laquelle s’est développée une réglementation stricte sur l’usage des échelles dans l’environnement de travail. Les seules échelles autorisées sont d’ailleurs celles qui ont été conçues sur-mesure pour un environnement de travail donné.
Echelle coulissante
Echelle à crochet (ou échelle de pompier)
Echelle transformable
Echelle de jardin, de récolte fruitière
Echelle télescopique
Echelle tournante
Echelle à crinoline
Echelle de bibliothèque
On retrouve dans la réglementation l’échelle définie comme objet de station haute temporaire : un « équipement de travail permettant un accès en hauteur », à la différence « d’un équipement pour le travail en hauteur ». Pas d’état stationnaire, donc.
C’est la raison pour laquelle on a vu se développer, sur les chantiers notamment, des « girafes », échelles « à marches » surnommées comme telles du fait de leur garde-corps. Sécurisantes mais plus difficiles à manipuler !
Cela m’amène à une réflexion sur les risques et les accidents de travail. L’accidentel est sensé revêtir un caractère exceptionnel. Finalement, ne faut-il pas reposer la question de la raison pour laquelle on souhaite s’élever ? Dans quel but ? Dans quelle contrainte de temps ? Dans quel état de fatigue ? Avec quelle pression mentale ou physique ?
Et ce mot échelle n’est pas sans faire écho selon moi à cette quête perpétuelle que nous avons, dans nos vies et nos carrières, à l’ascension. Mais l’ascension vers quoi, finalement ? Quand on voit que le trop ascensionnel, que repousser les limites, peut conduire à l’arrêt total ?
⑈ Et demain ?
Voici venu le temps de la projection, de la fiction,
de l’histoire d’un futur imaginé pour cet objet.
— Mais quel est cet objet que tu manipules entre tes doigts ?
Je suis en tel état de stress que je ne me rends même pas compte de ce qu’ils sont en train de faire, mes doigts. Ils sont en mode automatique sur ce petit objet qu’on m’a offert. Une toute petite échelle, qui se démonte, se remonte, par un savant jeu d’aimants. Petit à petit, son montage et son démontage, comme une marionnette qui tomberait dès lors que l’on n’y ferait plus attention, me tranquillise. Je réponds nonchalamment.
— Ce n’est rien. Rien d’important.
Cette question curieuse de ma collègue me fait réaliser qu’en fait cette petite échelle, ce gadget de bureau, habite aujourd’hui discrètement mon quotidien. Il me rappelle d’où je viens, et où je veux aller. Loin de l’ascension traditionnelle de mes grand-parents. Cette échelle n’est selon moi plus à l’image d’une ascension sociale, mais plutôt d’une ascension intérieure. Où veux-je aller, de moi à moi ? De moi aux autres ? Cette échelle qui se casse à tout moment me rappelle la fragilité et la sensibilité de ce voyage. Il m’a été envoyé au démarrage d’un séminaire d’anciens dirigeants en reconversion auquel j’assistais. Nous nous sommes tous bien demandés à quoi cela allait bien nous servir, nous qui étions justement « tout en haut de l’échelle ». Enfin, considérés comme tels.
Le pouvoir de ce symbole sur mon bureau m’étonne. Il aurait même cette vertu que le toucher possède de nous ramener à nos émotions, parce qu’il (re)connecte notre cerveau et notre corps. J’ai même lu : « baisse de la tension artérielle, renforcement de l’immunité ». On aurait tord de s’en priver. Est-ce la raison pour laquelle je suis de plus en plus entourée par des personnes faisant appel à leurs habiletés manuelles et s’en trouvent plus riches que lorsqu’elles n’utilisaient que leur tête ?
⑉ Pour aller plus loin
Une sélection des belles trouvailles glanées au fil de mes recherches et de mes lectures.
Un article qui revient sur l’amusante confusion entre tabouret, escabeau et marche-pied, ou quand le sens des mots évolue avec son temps,
L’incontournable Du labeur à l’ouvrage, de Laetitia Vitaud, pour comprendre en profondeur la tendance du retour à l’artisanat, sous toutes ses formes, notamment contemporaines,
Pour prendre de la hauteur justement, une conférence qui (m’a) fait vraiment du bien en cette période trouble,
Mais aussi, la méditation courte du spaghetti, se tendre pour vraiment se détendre,
Sur le toucher, mais pas que, je vous invite à découvrir L’incroyable vie de la peau, de Monty Lyman,
Et pour finir, la drôle d’histoire de l’arrivée des balles anti-stress dans les bureaux.
Alors, nos usages et notre culture ne sont-ils pas largement influencés par nos objets ?
J’espère que ce billet vous a plu, n’hésitez pas à vous abonner, à le partager autour de vous, et à commenter ! Les objets explorés seront de tout ordre — digitaux, outils, mobilier, objets insolites, disparus ou de demain… Ne manquez pas le prochain, c’est tous les 15 du mois.
Moi c’est Marion Desclaux, et je m’intéresse au lien entre design et travail depuis 2015. Designer de services chez User Studio, je développe ma pensée au travers de projets, d’articles, de conférences et de tout autre format ! Ces billets s’inscrivent dans une réflexion plus personnelle, mais j’ai la chance de développer ces questions au quotidien, en contribuant à améliorer les expériences professionnelles des facteurs, conducteurs de train, soignants, commerciaux, transporteurs… — par le prisme de leurs environnements et de leurs outils.
Pour en avoir conçus quelques-uns, je suis convaincue que nos outils, nos objets, nos lieux, nos apps, transforment nos usages. Si c’est vrai dans notre vie quotidienne, ça l’est peut-être encore plus dans nos vies professionnelles, où nous n’avons pas toujours le choix des objets qui façonnent nos journées, et où ces objets sont très souvent à l’image de la culture de l’entreprise ou de la profession dont on fait partie.